Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
M

Mistra (suite)

Au début du xive s. notamment, Andronic Asen (1316-1321) profita des conflits dynastiques entre les héritiers des Villehardouin et les rois de Naples ainsi que de l’anarchie endémique pour faire progresser la reconquête. Celle-ci fut précipitée par l’érection de la province au rang de despotat en 1348, décision qui en faisait une principauté jouissant de l’autonomie administrative. Le premier despote et le plus remarquable fut Manuel Cantacuzène (1348-1380), qui témoigna d’une sollicitude exemplaire dans les affaires intérieures et extérieures. Aux autres Cantacuzènes, Mathieu (1380-1383) et Démétrios (1383-1386), succédèrent des princes Paléologues : Théodore Ier (1384-1407), puis Théodore II (1407-1443). Ceux-ci furent affrontés à de graves problèmes : combats contre les Latins et les Navarrais, guerres intestines, difficultés économiques et agricoles, instabilité politique, intrigues de Venise et surtout invasions des Turcs, qui désolèrent tout le pays.

Sous les despotes Paléologues, les Ottomans organisèrent plusieurs expéditions militaires contre la Morée : Evrenos bey en 1395, le sultan Bayezid Ier en 1396 (cependant qu’une partie du despotat était vendue aux Hospitaliers de Rhodes [1400-1404]), Turhan bey en 1423 et en 1431. En 1443, le despotat échut à Constantin Paléologue, le futur empereur Constantin XI, qui réussit à replacer toute la Morée sous pouvoir grec (1443-1449) et à réorganiser le pays. Mais ces succès furent compromis par les dissensions entre les despotes Thomas et Démétrios ainsi que par d’autres invasions turques : celles de Murat II en 1446-47 et de Turhan bey en 1452 et en 1454. Le coup de grâce fut assené au despotat par le sultan Mehmed II : le pays fut définitivement annexé à l’Empire ottoman par la chute de Mistra (30 mai 1460) et la conquête des derniers centres de résistance nationale (1461). La capitale des despotes grecs resta le centre administratif de la province, mais déchut lentement de son importance. Cédée à Venise en 1687 et rétrocédée aux Turcs en 1715, elle subit de graves dommages lors de la révolte de 1769-70, et la ville haute fut ruinée par Ibrāhīm pacha en 1825. Mistra fut désertée en 1834 par ses habitants, qui refluèrent sur l’ancienne Lacédémone, qu’ils restaurèrent et appelèrent Néa Sparta.

Les difficultés politiques et économiques n’empêchèrent pas Mistra de devenir à partir de la fin du xive s. une capitale des lettres : la plus haute figure fut celle du philosophe Georges Gémiste Pléthon (v. 1355 - v. 1450), dont le renom attira de nombreux disciples (Jean Bessarion [v. 1402-1472], Jean et Marc Eugénikos, etc.) et qui fut l’artisan d’un vigoureux mouvement intellectuel. Les heurs et malheurs du despotat fournirent matière à une riche littérature de cour marquée par un patriotisme exacerbé. Mistra fut aussi une capitale des arts : sur ses pentes abruptes furent édifiés le palais des despotes et de belles églises faisant souvent partie d’un monastère : celles du couvent des Saints-Théodore de Brontochion (av. 1296), de la Panaghia (dite Afendiko, av. 1311-12), de la Péribleptos, de Sainte-Sophie (av. 1365), de la Pantanassa (début du xve s.), celle, enfin, de la Métropole, dédiée à saint Démétrios (v. 1292 ou v. 1310). Hormis ce dernier, ces magnifiques monuments enrichis de fresques sont dans un état de conservation médiocre.

P. G.

➙ Byzantin (Empire) / Grèce / Latins du Levant (États) / Péloponnèse.

 A. Struck, Mistra. Eine mittelalterliche Ruinenstadt (Vienne et Leipzig, 1910). / D. A. Zakythinos, le Despotat grec de Morée (Les Belles Lettres, 1935). / M. Hadzidakis, Mistra. Histoire et monuments (en grec, Athènes, 1948). / S. Dufrenne, les Programmes iconographiques des églises byzantines de Mistra (Klincksieck, 1970).

Mistral (Gabriela)

Poétesse chilienne (Vicuña, prov. de Coquimbo, 1889 - Hempstead, près de New York, 1957).


En 1906, dans un bourg du nord du Chili, une jeune institutrice, qui a déjà un peu cultivé la muse, s’éprend d’un employé des chemins de fer. Le flirt traîne en longueur ; le soupirant se lasse et enfin se suicide pour une affaire de dettes. Lucila Godoy — elle n’a pas encore choisi pour pseudonyme le nom de l’auteur de Mireille, qu’elle admire — a alors vingt ans. Rien de plus banal que cette idylle provinciale. Pourtant, les poèmes qu’elle va susciter comptent parmi les plus beaux, les plus poignants qui aient jamais été écrits sur les thèmes de l’amour meurtri et de la maternité frustrée. Depuis Sappho, bien des femmes ont chanté la passion, mais aucune avec cette spontanéité, cette vigueur d’expression, ces accents enflammés qu’on trouve chez la Chilienne. Sans doute, la forme est-elle souvent imparfaite : c’est que nous sommes en présence d’une œuvre écrite avec du sang et des larmes, qui suit les palpitations affolées d’un cœur mis à nu. Nul poète n’a mieux traduit les premiers émois de la jeune femme, la crainte de perdre l’être cher, la jalousie et, après le drame de la rupture et du suicide, l’explosion de la douleur, l’attente inutile (« En vain j’accours au rendez-vous »), la solitude peuplée d’hallucinations (« Comment dorment, Seigneur, les suicidés ? »), la crise religieuse (« Notre Père qui es aux cieux / Pourquoi m’as-tu oublié ? ») et enfin l’œuvre du temps qui panse les plaies.

Lorsque Gabriela Mistral, vers la trentaine, retrouve la sérénité, elle est déjà connue grâce aux succès de ses Sonnets de la mort (Los sonetos de la muerte), aux jeux Floraux de Santiago en 1914, et sa collaboration est sollicitée par de nombreux journaux et revues. De 1918 à 1920, elle est professeur au lycée de Punta Arenas, la ville la plus australe du monde, face à la mer « muette et glacée » : années de souffrance dont les poèmes de Désolation (Desolación, New York, 1922) seront le reflet. C’est dans ce recueil, son chef-d’œuvre accueilli triomphalement, que la poétesse fait entendre ces cris pathétiques de l’instinct maternel contrarié : « Un fils ! un fils ! J’ai désiré un fils de toi, un fils de nous. » Quelle force dans cette affirmation de l’instinct génésique ! Quelle hardiesse dans ce portrait d’elle-même regardant, « lèvres serrées, yeux suppliants », une femme enceinte qui passe dans la rue ! Après la renonciation à l’amour charnel, en gage de fidélité au disparu, et la douloureuse et amère acceptation de la stérilité, Gabriela Mistral va se donner une ligne de conduite : « consoler les hommes » et reporter sa tendresse sur les enfants des autres, sur les déshérités et même sur les plus humbles choses. Les enfants, Gabriela Mistral en sera entourée toute sa vie : nous l’avons vue maîtresse d’école, très jeune. En 1922, elle est appelée pour une mission pédagogique au Mexique, où elle fonde une école qui porte son nom. Son amour des enfants, source constante d’inspiration, lui fera écrire de nombreuses rondes et chansons pleines de délicatesse. « Cette femme chante l’enfant comme personne ne l’a fait avant elle », écrit Paul Valéry dans une préface de morceaux choisis.