Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Milton (John) (suite)

« Qu’il boive des gorgées tempérées à la source pure. Plus, sa jeunesse doit être chaste et exempte de péché, son maintien strict et sa main sans tache. »

De la vocation du poète, Milton aussi se fait une haute idée. Rejetant l’école métaphysique alors en vogue, malgré quelques sacrifices aux concetti dans deux poèmes sur la mort d’Hobson (1631), il subit par contre une profonde influence spensérienne. Quant à l’ascèse qu’il prône et s’impose, elle n’empêche pas l’accord entre les deux tendances qui déterminent son génie. Les écrits poétiques latins formant une grande partie de son recueil Poems (1645) vont de la joie païenne et des réminiscences mythologiques de « In adventum veris » (1629) au registre austère et dépouillé de « Epitaphium Damonis » (1640) sur la mort de son ami Charles Diodati. À côté des sonnets — genre alors en désuétude — comme le célèbre et émouvant « On his Blindness », « On the Morning of Christ’s Nativity » (1629), son premier chef-d’œuvre en anglais, contient la chatoyante combinaison de sentiment religieux et d’élan Renaissance, et, dans les cinq plus célèbres poèmes de sa jeunesse écrits durant la période de sa studieuse retraite chez son père (1632-1638), on retrouve également le constant balancement entre les deux tendances de son inspiration. L’Allegro et Il Penseroso (v. 1631-32), quelque dix ans après Anatomy of Melancholy de Robert Burton, brodent sur un thème cher à l’époque élisabéthaine. En des vers octosyllabiques hantés de souvenirs de l’Antiquité, ils montrent le poète prêt à goûter à la fois aux délices de la gaieté et à celles de la mélancolie. Pourvu toutefois qu’il trouve dans les premières des « plaisirs innocents », dignes de figurer à côté de la « sage et sainte déesse », la « toute divine mélancolie ». Reprenant la tradition des divertissements pastoraux élisabéthains, il écrit pour la comtesse « dowager » de Derby — la « lady Strange » et « l’Amaryllis » de Spenser — les cinquante-huit vers de compliment et les trois chants mis en musique par Henry Lawes qui forment le charmant Arcades (v. 1633). Il donne aussi Comus (1634) en l’honneur de l’accession du gendre de la comtesse, le comte de Bridgwater, au titre de lord-président du pays de Galles. Dans ce « masque » et pièce pastorale, Milton utilise pour la première fois le vers blanc, et, ici encore, à travers la chasteté de la « Dame » — que décriera Wyndham Lewis — face au tentateur Comus, apparaît la constante dualité miltonienne. Attrait de la nature dans le paganisme de son exubérance. Mais également lutte pour la maîtrise des sentiments animaux. Lutte qu’on retrouve toujours d’une façon ou d’une autre, que ce soit dans les poèmes, les deux Paradis ou que ce soit dans les œuvres polémiques. « Clef d’or/ Qui ouvre le Palais de l’Éternité », la vertu de Milton se veut lucide, non pas « une vertu fuyarde et cloîtrée, inexpérimentée et sans souffle, qui n’opère jamais de sortie et ne voit jamais son adversaire » (Areopagitica), car par elle se mérite la liberté (Defensio Secunda, 1654) : « Elle seule peut vous apprendre comment monter/Plus haut que la musique des Sphères » (épilogue de Comus). La dernière pièce de jeunesse, Lycidas — contribution de circonstance de Milton sous forme d’une élégie pastorale au volume de poésie Obsequies to the Memory of Mr. Edward King (1638) publié après la noyade de celui-ci par ses amis du Christ’s College —, se transforme en une réflexion inquiète sur la précarité de son devenir de poète qu’apaise à la fin la pensée de la vie éternelle. Elle rappelle ainsi en quelque manière les œuvres essentielles offrant à travers les cheminements de la pensée le reflet des grands problèmes miltoniens épurés et transposés. Comus souligne le conflit entre l’humaniste et le puritain. Paradise Lost donne l’image du républicain intransigeant face à la monarchie. Et dans Paradise Regained, le poète, aveugle, vaincu, repoussant les tentations qui le font un instant douter de Dieu, retrouve l’espérance et sa foi : une foi républicaine et chrétienne, tendue, dépouillée des fastes et des subtilités de la Renaissance.


« Je vis qu’un chemin s’ouvrait pour rétablissement de la vraie liberté. »

La grande « bonne vieille cause », comme il l’appelle, l’atteint au milieu de ses insouciantes et studieuses activités pendant son séjour italien (1638-39), étape indispensable de l’éducation de tout jeune homme de bonne famille. L’annonce de la lutte entre roi et parlement, cavaliers et puritains indique alors clairement sa voie au jeune poète. « Je me rendis compte, écrit-il dans Defensio Secunda, que, pour pouvoir espérer me rendre utile, je devais au moins ne pas faire défaut à mon pays, à l’Église, et à tant de mes compagnons chrétiens dans une crise de si grand danger. » Sacrifiant sa vocation, sa fortune littéraire, sa sécurité, sa vue même, il va, à partir de 1641, dix-sept années durant, consacrer sa vie à la cause de la république, du Commonwealth, de la vision puritaine. Par-dessus tout, à celle de la liberté. Il le dit lui-même : « Je décidai donc d’abandonner les autres projets dans lesquels je me trouvais engagé, et de transférer toute la force de mes talents et de mon industrie sur cet unique important objet. » Et pour Milton la liberté commence dans la possibilité de rompre les liens du mariage. Quelque admiration qu’il porte à la beauté de la femme, il la veut soumise à l’homme, ce qui l’entraîne à s’insurger contre l’« Alpe adamantine du mariage » (Tetrachordon) et à s’engager dans une polémique sur le divorce, jalonnée notamment par The Doctrine and Discipline of Divorce (1643), Tetrachordon et Colasterion (1645). Des pamphlets, souvent virulents, constituent l’arme de choc de Milton. Il s’en sert en 1641-42 dans sa bataille pour une réforme de l’Église, contre l’Église établie, les rites figés, une hiérarchie fossilisée, les évêques intrigants, pour la liberté religieuse (Of Reformation Touching Church-Discipline in England, Of Prelatical Episcopacy, Animadversions, The Reason of Church-Government Urged against Prelaty, An Apology for Smectymnuus). Il plaide également « pour la liberté d’imprimerie affranchie de toute censure » et on voit dans l’un de ses plus fameux tracts, Areopagitica, ce parfait puritain éclairé dire ironiquement : « Si nous envisageons de contrôler l’imprimerie, par là de corriger les mœurs, nous devons contrôler tous divertissements et distractions, tout ce qui ravit l’homme. » The Tenure of Kings and Magistrates (1649) marque, par sa justification du procès et de l’exécution de Charles Ier, son entrée officielle au service du Commonwealth. Après sa nomination comme secrétaire latin du Conseil pour les Affaires étrangères, la bataille autour du défunt roi se poursuit. Il attaque Eikon Basilike, livre attribué au souverain dans sa prison et qui suscitait la sympathie pour le monarque (Eikonoklastes, 1649). Et à ceux qui, à l’étranger, prennent la défense de la monarchie anglaise, il répond dans Pro Populo Anglicano Defensio et Defensio Secunda (1651 et 1654). Même à Cromwell, qu’il loue, il rappelle le respect de la liberté, et, après la mort de celui-ci, au milieu des deuils, aveugle, et alors que la Restauration vient de placer Charles II sur le trône, il lance encore, au mépris de toute prudence, un avertissement contre le piège de l’esclavage de la monarchie (The Ready and Easy Way to Establish a Free Commonwealth, 1660).