Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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millénarisme (suite)

• Une troisième situation est celle de marginaux entre deux formes de socialisation, aussi peu à l’aise dans l’une que dans l’autre ; ils sont placés dans l’impossibilité effective de revenir dans leur communauté d’origine comme de s’intégrer à la société nouvelle (par exemple, les Noirs américains qui ont quitté le Sud pour les grandes villes du Nord, ou les travailleurs noirs parqués dans les « suburbs » d’Afrique du Sud). Les millénarismes constituent, ici aussi, des contre-sociétés, mais qui servent de points de ralliement, de refuge, de centre de transit. Bien souvent, on ne fait qu’y passer, comme dans un centre de recyclage social.

• Le millénarisme peut, enfin, éclore dans un état d’absence ou d’insuffisance des liens sociaux, dans des zones et des périodes de peuplement sporadique, loin des centres d’organisation politique. On le trouve dans les zones forestières brésiliennes, américaines ou russes. Les messies ont ici un rôle très intéressant de législateur à l’antique. Après une période d’errance plus ou moins longue — période de prédication et de recrutement —, ils finissent par se fixer et par créer une ville sainte avec leur peuple. Une nouvelle phase commence, radicalement différente, d’institutionnalisation, de passage aux rites, aux règles, aux activités économiques. Ces mouvements sont peu menacés, en raison même de la faiblesse de l’emprise étatique qui les a fait naître. Ils sont donc pacifiques, pour devenir belliqueux lorsque, d’aventure, on en vient à les attaquer.


Les conditions d’apparition

Trois variables semblent devoir être considérées : mentales, socio-économiques et politiques.

• Les variables mentales. La plupart des auteurs tendent à considérer que les millénarismes sont une conséquence de l’expansion judéo-chrétienne. Mühlmann décrit un esprit de la révolution, d’origine occidentale, qui s’est répandu à travers le monde avec la conquête européenne. Il ajoute que la pensée religieuse primitive étant cyclique, la notion de fin absolue lui est étrangère ; seule l’influence des missions chrétiennes permet d’introduire la notion de fin du monde. De fait, la quasi-totalité des mouvements millénaristes surgissent là où le contact avec l’Occident a eu lieu. À quoi on peut objecter qu’on trouve des millénarismes en dehors de toute influence judéo-chrétienne (dans l’Antiquité classique, en Chine, au Brésil). On peut en conclure que l’Occident a créé des millénarismes non du fait de son idéologie, mais parce qu’il a, par ses conquêtes, posé les fondements d’une réaction millénariste. Au demeurant, les traits propres aux millénarismes ne paraissent pas requérir des exploits intellectuels tels qu’il faille faire appel à des emprunts culturels : à partir du moment où l’on néglige le principe de réalité, tout devient possible, et l’optimisme catastrophiste est la chose du monde la mieux partagée. Or, les millénarismes naissent lors de crises profondes, où la prise en compte du principe de réalité acculerait à un désespoir sans issue. On accordera que les peuples subjugués ont, avec une sûreté constante, dégagé les éléments millénaristes du message judéo-chrétien et se sont épargné l’effort de les produire eux-mêmes.

• Les variables socio-économiques. Max Weber a dégagé la notion de groupes et de peuples parias, rejetés à la périphérie et profondément méprisés et craints (métiers, comme ceux de forgeron, d’équarrisseur ou de blanchisseur ; activités comme celles de comédien ou de musicien ambulant). On peut étendre cette notion à tout groupe social placé en situation d’infériorité radicale par rapport à un ou plusieurs autres. Le millénarisme peut, ici, être interprété comme forme de protestation désespérée contre une position intolérable.

Il n’y a pas d’exemple de millénarisme surgi dans les classes dirigeantes : les millénarismes sont populaires. Mühlmann introduit une distinction entre deux interprétations de la religion : une interprétation intellectuelle, rationnelle, fondée sur la notion d’ordre et de cohérence, et propre aux élites ; une interprétation affective, sentimentale, mystique, d’amour, et caractéristique des classes populaires. On peut considérer que cette dernière forme constitue un milieu favorable à l’exaltation millénariste.

Si l’on dresse une carte des mouvements millénaristes du Moyen Âge occidental, on verra qu’elle dessine une ère géographique très précise : la Belgique et le nord de la France (du xie au xvie s.), l’Allemagne centrale et méridionale (du xiiie au xvie s.), la Hollande et la Westphalie (à partir du xvie s.) ; on trouve également quelques mouvements dans la région de Londres. Or, il existe deux caractères communs à toutes ces régions : l’essor économique et la pression démographique. De fait, on peut produire des rapports intelligibles entre ces faits et les millénarismes. L’essor économique s’est accompagné d’un afflux vers les villes de populations libérées des liens de la communauté paysanne et familiale. Cette libération entraînait, du moins pour certains, un effondrement moral, une insécurité chronique et la pression de nouvelles différenciations sociales. D’où une grande instabilité mentale et affective, qui peut s’enflammer au moindre prétexte (révolution, croisade, peste, famine, interrègne). Quant à la pression démographique (aggravée par la compression de l’espace vital dans les villes de l’époque), elle accentue les tensions, la lutte pour la vie et déprime le marché du travail. Les millénarismes, en conséquence, sont urbains et recrutent avant tout chez les manœuvres, les travailleurs temporaires, les mendiants, les prostituées, les criminels. Le fait remarquable est qu’il n’y a pas, au Moyen Âge, de millénarisme paysan ; cela témoigne en faveur de la solidité de la communauté villageoise, qui, lorsqu’elle se soulève, défend des intérêts précis et réalisables (contre les grands propriétaires ou contre l’État).

Dans la même perspective, des millénarismes sont liés, à l’époque contemporaine, au mouvement d’industrialisation et d’urbanisation, qui, en un premier temps, consiste toujours en un regroupement de populations flottantes, privées de leurs cadres mentaux, familiaux et sociaux habituels.