Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Michelet (Jules) (suite)

Au lendemain des journées de Février, il ne revendiqua aucune autre fonction ; il refusa de solliciter les suffrages des électeurs ardennais et il décerna volontiers à Lamartine le titre de « premier des premiers ». Il édifia tout un plan d’éducation démocratique, auquel il tenta sans succès d’associer Béranger, et il projeta d’écrire une Bible du peuple. Quelle ne fut pas sa douleur lorsque les soldats de la République tirèrent, en juin 1848, sur les ouvriers du faubourg Saint-Antoine et sa déception lorsque les Français, aveuglés par la « manie des incarnations », plébiscitèrent Charles Louis Napoléon Bonaparte ! Après le 2-Décembre, qu’il accueillit sans surprise, il se livra à un sévère examen de conscience : « Je m’en veux du 2-Décembre, écrivit-il dans son Journal ; je le reproche et à moi et à toute la classe lettrée, écrivante ou parlante, aux gens de lettres, à la presse et au Parlement. Nous n’avons rien fait pour le peuple et nous en sommes punis [...]. Entrons, s’il se peut, dans de meilleures voies. »

Michelet, afin d’entrer librement « dans de meilleures voies », refusa de prêter serment à l’empereur. Il perdit à la fois sa chaire du Collège de France et la direction de la section historique des Archives, qui lui avait été confiée en 1830. S’il ne chercha point refuge à l’étranger, comme Hugo et les républicains frappés de proscription, il s’éloigna de Paris, sa ville natale, où il ne pouvait plus supporter de vivre avec ses espoirs trompés. L’amour d’Athénaïs Mialaret (Montauban 1826 - Paris 1899), une jeune institutrice qui avait l’âge de ses étudiants et qu’il avait épousée en 1849, l’aida à se ressaisir. À Nantes, entouré de Vendéens fidèles à la République, parmi lesquels se trouvait le père de Clemenceau, Michelet rédigea de juin 1852 à juillet 1853 les deux derniers tomes de l’Histoire de la Révolution française. Puis il reprit, sous d’autres cieux, la construction du monument de l’Histoire de France, qu’il avait interrompue en 1844 au sortir des ténèbres de la guerre de Cent Ans, pour annoncer plus vite la révélation de 1789. Il se fit historien de la Renaissance et de la Réforme, selon l’un des vœux les plus chers de sa jeunesse, exaucé partiellement grâce à la publication des Mémoires de Luther (1835), au moment précis où un nouvel homme s’éveillait en lui, avec des forces neuves. Une telle rencontre ne pouvait le prendre au dépourvu. Ne savait-il pas, depuis longtemps, que « ses passions » et les « généralités » de l’histoire, sous l’effet d’une singulière « alchimie morale », participaient d’une même vie, qui ne lui appartenait qu’à demi ? La traversée des temps qui le séparaient encore de la chute de la monarchie lui fut souvent moins propice. Michelet étouffait dans les salons, au cœur des intrigues de la Cour. Mais il reprit son souffle pour accompagner les camisards dans leur refuge cévenol ou pour professer, avec le Credo du xviiie siècle, la foi que Voltaire, Diderot et Rousseau lui avaient prêchée. En 1869, l’Histoire de France achevée, il lui donna une préface à sa mesure, dans laquelle, s’adressant à sa patrie, il s’écria : « Eh bien ! ma grande France, s’il a fallu pour retrouver ta vie qu’un homme se donnât, passât et repassât tant de fois le fleuve des morts, il s’en console, te remercie encore. Et son plus grand chagrin, c’est qu’il faut te quitter ici. »

Mais le « théologien-peuple » ne pouvait se contenter de rendre à Clio son dû. Il tenta d’accomplir l’œuvre militante qu’il se reprochait d’avoir trop longtemps négligée. Il mit en chantier une « Légende d’or de la démocratie », dont il publia de 1851 à 1854 plusieurs épisodes (Kosciusko, Madame Rosetti [la Roumaine], les Martyrs de la Russie, les Femmes de la Révolution) et dont un autre fragment, les Soldats de la Révolution, demeura inédit. L’un des grands rêves littéraires du romantisme le hantait, celui qui inspira à Hugo la Légende des siècles : retrouver la simplicité d’une langue primitive, dont les Origines du droit français (1837) avaient catalogué les formules. Il lui dicta dans Nos fils (1869) cet aveu d’impuissance : « Si l’on ouvre mon cœur à ma mort, on lira l’idée qui m’a suivi : Comment viendront les livres populaires ? [...]. O problème ! être vieux et jeune, tout à la fois, être un sage et un enfant ! J’ai roulé ces pensées toute ma vie. Elles se représentaient toujours et m’accablaient. »

À défaut d’une innocence seconde qui lui aurait évité l’« alibi » de l’art, Michelet acquit, avec les ans, une sagesse. Il la communiqua à ses disciples sous la forme d’une « philosophie religieuse du peuple ». Il enrichit et nuança l’idée qu’il s’était faite de la justice en écrivant l’Histoire de la Révolution française. Sans doute continua-t-il d’opposer radicalement le droit à la grâce. Travailleur invétéré, homme né de ses œuvres, il admirait Prométhée, dont il fit dans la Bible de l’Humanité (1864) le héros de l’« émancipation juste ». Après le 2-Décembre, il se rapprocha des socialistes, remit en cause le régime de la propriété des biens, reconnut que « le vrai point de départ démocratique » était « celui de Chaumette, Babeuf : la suffisante vie » et rappela, en dressant la table immense du Banquet (1854), le mot d’ordre des hussites : « La coupe au peuple ! » Mais quelle curieuse justice ne servait-il pas ainsi ! Elle réclamait, plutôt que le secours des armes ou des décrets, le consentement des volontés et l’union des cœurs. Elle s’appelait fraternité.


L’amour, comme matrice de toute vie sociale

Michelet comprit qu’il lui appartenait de « réconcilier la loi et la grâce dans un vrai mariage des deux principes qui avaient alterné et combattu jusqu’ici ». Il le comprit d’autant mieux qu’il découvrait pour la première lois, au sein de son foyer, l’égalité supérieure que l’amour instaure entre deux êtres. Sa volonté, naguère si impérieuse, s’affirmait désormais dans la prévenance et le sacrifice de chaque jour. Il voulut rendre exemplaire, en la publiant, la conversion qui s’opérait au plus profond de lui-même. Il s’étonna que, dans la culture occidentale, l’amour fût dénaturé par toute une rhétorique de la grivoiserie ou du romanesque. Il appela de ses vœux « une langue nouvelle, non celle de l’innocence barbare, qui disait tout sans rougir, n’en sentant pas les profondeurs, non celle de la fière Antiquité, qui usait et abusait, méprisait l’humanité, mais celle de la tendresse moderne, qui, dans les choses du corps, sert et aime l’âme, ou plutôt ni l’âme ni le corps, mais partout l’esprit : la langue d’un Rabelais sérieux et aimant ». Il se risqua à la parler dans l’Amour (1859), qui scandalisa autant les champions de la bienséance que Madame Bovary ou les Fleurs du mal. Il réhabilita avec la Femme (1860) et la Sorcière (1862) la victime de l’injustice, que l’idée reçue de l’inégalité des sexes avait perpétuée. S’il composait ainsi son Cantique des cantiques, ce n’était pas sans songer à la « philosophie religieuse du peuple », devenue depuis dix années la principale de ses préoccupations. La « communion d’amour », matrice de toute vie sociale, lui apparut aussi comme le modèle mystique de la Cité de l’avenir. Il relisait le Dernier Homme de Jean-Baptiste Grainville (1746-1805), y retrouvant avec gratitude « l’idée sublime et tendre que l’amour est la vie même du monde, toute sa raison d’être, que le monde ne peut mourir tant que l’homme aime encore ».