Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Mexique (suite)

Il faudrait parler de New Deal mexicain plutôt que de Front populaire : les historiens se sont souvent laissé prendre aux apparences, à la rhétorique marxiste, à « l’éducation socialiste », aux drapeaux noirs et rouges, à l’accueil fait aux républicains espagnols. Sous la présidence de Cárdenas, beaucoup de choses ont changé : en 1938, le pétrole est devenu mexicain ; en quelques années, 18 millions d’hectares ont été distribués aux paysans sans terre sous la forme d’ejidos, création originale où la propriété est collective, mais où le travail est individuel. L’État reste propriétaire de la terre et en accorde l’usufruit au paysan, qui ne peut, théoriquement, ni vendre, ni louer, ni transmettre la parcelle d’ejido à lui attribuée.

Cárdenas a tellement marqué le Mexique que tous ses successeurs se sont réclamés de lui, proclamant des objectifs similaires. Jusqu’à sa mort (1970), il est resté le protecteur des paysans et l’infatigable pèlerin qui parcourait son pays. Il est devenu la conscience, la mauvaise conscience des hommes politiques.

Réussite éclatante donc, réussite limitée en son succès même par l’acceptation de certaines réalités. Le personnel et le jeu politique n’ont pas changé avant et après 1934. La manière même dont Cárdenas se choisit un successeur témoigne de cette continuité : de 1938 à 1940, le pays est troublé par les progrès des droites, activé par le triomphe des régimes fascistes et nazi en Europe. La guerre d’Espagne, suivie avec passion au Mexique, divise le pays, et l’arrivée des réfugiés républicains ne calme pas les esprits. On dit alors ouvertement que le Mexique connaîtra le même sort que l’Espagne et que le Franco national n’est pas loin. Tout cela, joint aux difficultés avec les États-Unis, qui ont soutenu Cárdenas, mais qui ne souhaitent pas voir le Mexique tomber dans une guerre civile que les fascistes pourraient emporter, explique le choix de Cárdenas. Ce dernier refuse la candidature de son fidèle compagnon Francisco J. Múgica (1884-1954), trop à gauche, et celle de son collègue Juan Andreu Almazán, trop à droite. Il impose le général Manuel Ávila Camacho (1897-1955).


Depuis 1940 : la révolution institutionnalisée


Ávila Camacho (1940-1946)

Ce conciliateur, qui n’hésite pas à déclarer qu’il est croyant pour rallier les catholiques, vient au pouvoir au moment où la guerre mondiale stimule l’industrialisation, et son administration met l’accent sur la nécessité de prendre le tournant industriel. Lorsqu’en 1946 Manuel Ávila Camacho passe les rênes à Miguel Alemán, le Mexique n’est plus le pays de Cárdenas. La guerre, créant une forte demande externe, a permis de doubler les exportations et, en raréfiant les importations, a favorisé l’industrie nationale. Le conflit a amplifié un mouvement qui était la conséquence de la politique économique des années 1920-1940, et l’industrialisation, que l’on a parfois opposée à la réforme agraire de Cárdenas, lui est étroitement liée. La présidence d’Ávila Camacho met le point final à une révolution qui, dès lors, devient historique et consolide les victoires économiques de Cárdenas ; cette consolidation préfigure la transformation fondamentale que le Mexique va connaître dans les décennies suivantes.


Miguel Alemán (1946-1952)

Chaque président a essayé de passer le pouvoir à un homme de sa confiance. Cárdenas a invoqué la raison objective interne et externe pour choisir Ávila Camacho ; Ávila Camacho choisit Miguel Alemán (né en 1900), homme de confiance à la forte personnalité.

Le Mexique sort de la guerre en bonne position, ses usines tournent, ses paysans produisent, les touristes américains et les travailleurs mexicains aux États-Unis enrichissent le pays en dollars. La concorde règne à l’intérieur ; les problèmes du passé, le militarisme, les factions, la religion n’empoisonnent pas l’atmosphère, et Alemán parvient à la présidence sans difficulté. Il a été ministre de l’Intérieur de son prédécesseur, poste clef par lequel sont passés depuis plusieurs futurs présidents.

En 1946, le parti de la révolution mexicaine (parti de Cárdenas, hérité du parti national révolutionnaire, de Calles) devient le parti révolutionnaire institutionnel (P. R. I.) ; le slogan « pour une démocratie des travailleurs » est remplacé par celui de « démocratie et justice sociale ». La résistance des syndicats, encouragée par Cárdenas, ne servira de rien, et l’ancien président devra s’incliner.

Favorisant le secteur privé au détriment du secteur étatisé, Alemán stimule la croissance de l’industrie et de l’agriculture commerciale ainsi que l’entrée des capitaux étrangers. Une réforme constitutionnelle protège la propriété privée foncière et élargit le concept de petite propriété : la nouvelle définition en est 100 hectares irrigués ou 800 secs. Les cultures spéculatives bénéficient de clauses spéciales, et les plantations échappent pratiquement à la réforme agraire. On en revient à la croissance économique dans des structures, néo-porfiriennes.

Le régime d’Alemán illustre la pérennité des symboles de la révolution et l’utilisation qu’en fait l’ordre établi. Mais, en même temps, il est fragile : l’expansion forcenée et la croissance des importations conduisent à la dévaluation de 1948.


Ruiz Cortines (1952-1958)

Alemán tente de se perpétuer à travers un homme de paille, puis une rébellion au sein de la « famille révolutionnaire » conduit Adolfo Ruiz Cortines (1890-1973) à la présidence. Candidat de compromis, cet homme sait larguer les amarres alemanistes et s’affirmer avec dignité ; sans rien remettre en question, il fera oublier les aspects déplaisants du gouvernement antérieur. Il hérite d’une machine politique endommagée par les divisions ; les caisses de l’État sont vides, l’inflation fait rage, la balance des paiements est en mauvaise posture et il faut terminer les travaux publics pharaoniques de Miguel Alemán.

Ruiz Cortines restaure patiemment l’unité de la famille révolutionnaire, s’imposant à la droite alemaniste et à la gauche cardeniste, créant une troisième force centriste à l’intérieur du P. R. I. Cette recherche du juste milieu n’est pas une rechute vers la gauche ; Cortines s’intéresse moins que Miguel Alemán aux paysans et aux pauvres des villes. L’économie mexicaine a à absorber les conséquences de la guerre de Corée, puis d’une paix qui ralentit la croissance. En 1954 apparaissent des signes inquiétants dans la balance des paiements, et le gouvernement dévalue pour prévenir la crise. Depuis, le peso n’a plus bougé par rapport au dollar. Si l’économie mexicaine se trouve bien de ce traitement de cheval, la hausse des prix annule en dix-huit mois toutes les augmentations de salaires antérieures. Le malaise social sera tel que, depuis, aucun dirigeant n’a oublié la leçon : la stabilité et l’ordre ne peuvent être sauvegardés que si l’on évite l’inflation et augmente le pouvoir d’achat des travailleurs, gageure difficile à tenir, s’il en est.