Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
M

Mas‘ūdī (Abū al-Ḥasan ‘Alī al-) (suite)

L’œuvre d’al-Mas‘ūdī est imposante par le nombre et l’étendue des ouvrages qui la composent. Il n’en subsiste que deux, les Prairies d’or (Murūdj al-dhahab wa-ma‘ādin al-Djawāhir), et le Livre de l’avertissement (Kitāb al-tanbīh wa’l-ichrāf) qui en est le condensé ; les Prairies d’or ne sont d’ailleurs qu’un abrégé de la grande chronique universelle, qui, par ses dimensions monumentales, excluait une large diffusion aux yeux même de l’auteur. Dans ce qui subsiste de cette œuvre, les dominantes sont telles qu’on peut aisément retrouver la famille intellectuelle à laquelle appartient al-Mas‘ūdī. Par l’immensité et la diversité de la culture, celui-ci continue la génération des humanistes iraqiens du ixe s. Il se différencie d’eux toutefois sur plusieurs points. En premier lieu, à ses yeux, la littérature et l’étude de la loi islamique ne sont pas l’unique objet de la formation intellectuelle ; marqué par la compilation biographique et historique de cette génération, et surtout par la littérature géographique telle qu’il l’a trouvée sous la plume d’auteurs comme ibn Rustē († apr. 903) ou Ibn al-Faqīh, al-Mas‘ūdī ambitionne de fournir à un public curieux une information globale sur l’homme aussi bien en son temps que dans le passé le plus lointain. Dans cette perspective, il s’offre donc à nous comme un cosmographe, un géographe, voire un ethnographe et surtout un historien. Bien entendu, la civilisation arabo-islamique occupe la place d’honneur dans cette chronique universelle que sont les Prairies d’or ; tout donne à croire qu’il en avait été de même dans la grande chronique, qui en est la source. On conçoit aussi quelle place tiennent dans cette fresque les observations, les réflexions de cet esprit curieux sur un monde qui couvre non seulement la terre d’islām au sens étroit, mais aussi l’Inde, Zanzibar, le Soudan et les mystérieuses régions désignées sous le nom de « terre des Slaves et des Rūm ». Un autre point consacre la rupture d’al-Mas‘ūdī avec la méthode des « logographes » antérieurs. À l’exemple d’al-Djāḥiẓ* et d’ibn Qutayba (828-889), al-Mas‘ūdī sent que le public lettré, dans le domaine qu’il traite, est réfractaire au renvoi aux sources par notation des « chaînes de garants » destinées à authentifier les « dicts » qu’on rapporte ; sous sa plume, le récit s’offre directement avec une simple référence qui donne bonne conscience et au lecteur et à l’auteur ; parfois même, celui-ci, quand il s’agit d’un résumé, se sent libéré de cette obligation ; ainsi, l’ouvrage prend dans son mouvement l’allure d’une vulgarisation sans pédantisme, mieux d’une synthèse. L’esprit d’adab imprègne donc les Prairies d’or et le Livre de l’avertissement ; ces deux ouvrages ont pour mission d’informer, d’enseigner, de susciter la réflexion sans tomber dans la lourdeur de l’érudition ; si le plan en est capricieux et chargé de digressions, si l’auteur fait toujours bon accueil aux récits piquants, à l’anecdote, aux traits qui frappent l’imagination, c’est dans la règle du jeu. Fait remarquable et qui s’inscrit dans le même souci de vulgarisation, al-Mas‘ūdī ne détourne pas son lecteur de l’essentiel, qui est le fond, pour l’accrocher par la virtuosité du style, simple amusement de scribe à ses yeux.

On lui a reproché la faiblesse de sa critique. Ibn Khaldūn, en particulier, l’a fait avec cruauté. En réalité, chez l’auteur des Prairies d’or, il faut distinguer ce qui est mise en œuvre d’une documentation antérieure et ce qui provient d’observations personnelles. Dans le premier cas, la facilité d’acceptation est chez lui à l’évidence très large ; le « logographe » est souvent trop présent encore, trop préoccupé de fournir l’ensemble du donné sur une question, trop avide aussi de piquer la curiosité ou l’intérêt du lecteur, trop engagé enfin dans son militantisme chī‘ite. Dans le second cas, au contraire, ses dons d’observation et son souci de l’exactitude ne se laissent pas surprendre, et ce qui pourrait heurter sa pensée ou ses préjugés ne suscite pas une immédiate hostilité ; dans ses comportements, al-Mas‘ūdī demeure certes un musulman conscient de la suprématie que lui confèrent sa foi et sa conviction chī‘ite ; cela ne l’incite pas, toutefois, à rejeter comme absurdes et dangereuses les croyances qu’il découvre dans le monde non islamique s’offrant à ses regards. Cette « disponibilité » n’est pas rare en son temps. À tout le moins atteint-elle chez lui un point qui en fait une qualité prépondérante de son système. Celui-ci, « plus ouvert sur l’étranger que ceux de ses prédécesseurs, porte la marque de ce syncrétisme qui, après avoir inspiré la pensée mu‘tazilite, anime une partie importante du chī‘isme » (André Miquel). Dans le développement de l’encyclopédisme arabe, au xe s., al-Mas‘ūdī occupe donc une place privilégiée qui ne l’isole point cependant d’un mouvement intellectuel qui, au Proche-Orient, va se prolonger durant un siècle.

R. B.

 A. Miquel, la Géographie humaine du monde musulman jusqu’au milieu du xie siècle, t. I : Géographie et géographie humaine dans la littérature arabe, des origines à 1050 (Mouton, 1967).

matérialisme

Doctrine philosophique qui s’oppose à l’idéalisme.


Avant de constituer un corpus doctrinal nettement dessiné, avant d’être une philosophie ou même une famille, une école philosophique qu’un système conceptuel et une série de noms propres permettraient de définir, le matérialisme est d’abord une attitude philosophique, attitude que — compte tenu du fait que l’idéalisme a, dès son origine, dominé la tradition philosophique occidentale — l’on est en droit de caractériser par son agressivité anti-idéaliste. Le titre de matérialiste n’a d’ailleurs jamais été revendiqué sans une certaine insolence ni attribué sans quelque mépris. Le matérialisme regroupe en quelque sorte les parias de la philosophie, des penseurs marginaux, des figures originales auxquels manquent toutefois la force, le sérieux, mais aussi le « bon ton » des vrais philosophes. Dans ce rejet du matérialisme, la philosophie s’accorde avec le sens commun, ce qui est le symptôme suffisant de la nature morale de ses motivations : la matière a été définie par l’Occident comme ce qui est condamnable, et l’une des implications du matérialisme (que les faits le confirment ou non) a toujours été la débauche. Si, pour Victor Hugo, « le mal, c’est la matière », on pourrait continuer : la mort, c’est la matière ; l’inconscience, c’est la matière ; etc. La matière n’est définissable que par négation (« vous pouvez, s’il vous semble bon, employer le mot matière dans le sens pour lequel les autres hommes emploient rien », écrivait l’« immatérialiste » Berkeley) ; en elle ne peuvent se trouver que les défauts de l’être. Cette condamnation du matérialisme par la philosophie a empêché l’apparition d’un matérialisme qui ne soit pas « honteux », naïf ou tronqué avant que se produise dans l’histoire de la philosophie la coupure du marxisme.