Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
M

marxisme (suite)

L’ultra-gauche européenne

La vague révolutionnaire qui a déferlé sur l’Europe à la fin de la Première Guerre mondiale a reflué aussi vite. Les révolutionnaires allemands, en désaccord devant le cours de l’histoire russe, se divisent. La scission du parti communiste allemand (KPD), quelques mois après sa formation, en deux fractions rivales, permet à l’aile radicale de s’organiser au sein d’un nouveau parti : le KAPD (parti communiste ouvrier d’Allemagne). Partant du mot d’ordre « Tout le pouvoir aux conseils ouvriers », la critique de gauche prend pour cible essentielle le bolchevisme issu de Lénine, puis celui de Staline. Les « communistes des conseils », ou « conseillistes », pensent alors qu’en subordonnant le mouvement communiste international aux nécessités nationales de l’U. R. S. S. la IIIe Internationale répète tragiquement l’histoire de la IIe : elle sacrifie l’internationalisme prolétarien au seul pays socialiste existant. Deux noms, entre autres, ont marqué ce mouvement.

• Karl Korsch. Contrairement à Lukács, Karl Korsch ne s’incline pas après la condamnation que la Pravda fait de ses thèses (1924). Communiste du KPD, il en est exclu en 1926 pour « ultra-gauchisme ». Lorsqu’en 1923 il publie son essai Marxisme et philosophie, il se heurte tout autant au théoricien Kautsky qu’à Zinoviev et Boukharine, défenseurs du bolchevisme au pouvoir. Marxisme et philosophie se proposait de rétablir la relation dialectique qui existe entre le mouvement révolutionnaire, se produisant réellement, et son expression théorique, qui est au-delà de la science et de la philosophie bourgeoises. Or, la condamnation de celles-ci n’implique pas « le remplacement de la philosophie par un système de sciences positives abstraites et non dialectiques. L’opposition réelle entre le socialisme scientifique et toutes les philosophies et sciences bourgeoises réside tout entière en ceci : le socialisme scientifique est l’expression théorique d’un processus révolutionnaire qui prendra fin avec la suppression totale de ces philosophies et de ces sciences, en même temps qu’avec la suppression des conditions matérielles qui ont trouvé en elles leur expression idéologique. » Ériger le « matérialisme dialectique » en loi invariable et positive du processus historique — comme l’ont fait, selon Korsch, Kautsky et Lénine — est contraire à la théorie de Marx et à sa méthode. C’est cette théorie qu’il essaie d’ailleurs de rétablir dans son Karl Marx, dans la préface au premier livre du Capital, qu’il réédite en 1938, et dans la série d’articles qu’il publie dans différentes revues marxistes radicales (Living Marxism, Die Internationale, etc.).

• Pannekoek. Théoricien radical de la IIe Internationale, Anton Pannekoek est un marxiste de gauche de l’école néerlandaise de Domela Nieuwenheis, un des premiers marxistes libertaires. Anti-étatique, il considère le parlementarisme comme une institution politique bourgeoise, donc inadéquate à la lutte de classes du prolétariat. Celui-ci doit s’organiser d’une façon autonome et lutter en vue d’abolir l’État et la séparation entre les chefs et la masse, propre au système de production capitaliste. Parallèlement, Pannekoek condamne le syndicalisme : largement bureaucratisés, écrit-il, fondés sur la séparation entre les dirigeants et les travailleurs, les syndicats ne peuvent plus servir à l’action révolutionnaire. L’activité spontanée des masses ouvrières a, d’ailleurs, déjà inventé la forme adéquate de lutte spécifiquement prolétarienne : le soviet, le conseil d’usine. Ainsi, la fin — l’instauration du socialisme — a trouvé le moyen qui y mène sans compromis avec la société capitaliste. Le prolétariat et ses organisations doivent, dorénavant, laisser le Parlement et les syndicats pour concentrer toutes leurs énergies sur l’organisation des conseils ouvriers. De là, Pannekoek, Herman Gorter (auteur d’une Réponse à Lénine sur la « Maladie infantile du communisme », 1920), et leurs camarades en arrivent à mettre en cause la nécessité même du Parti prolétarien. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, Pannekoek publie les Conseils ouvriers, où il développe toutes ses idées.

M. K.


Situation du marxisme avant la Seconde Guerre mondiale

Dans l’ensemble, à la veille de la Seconde Guerre mondiale, en U. R. S. S., par les épurations, dans les autres pays, par les exclusions, les oppositions au stalinisme sont brisées ou réduites à l’élaboration théorique, quasi clandestine, de personnalités ou de cercles très restreints. Trotski n’a pu réussir à donner à la IVe Internationale une assise de masse, et le seul parti trotskiste important, le Partido obrero de unification marxista (POUM) espagnol, est décimé par la guerre civile. Si, en Chine, une expérience originale, celle de Mao Zedong (Mao Tsö-tong), se poursuit, elle ne cherche pas alors à expliciter théoriquement sa pratique politique, et ses divergences de fait avec le stalinisme passent, alors, inaperçues.

F. M. et J. M.


Le marxisme après 1945


Le pluralisme du marxisme

Si, jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, il n’y avait au sein du marxisme que deux tendances fondamentales — celle qu’incarnait Staline à la direction de l’U. R. S. S. et de la IIIe Internationale, et celle que représentait la critique antistalinienne de Trotski —, l’extension du communisme à d’autres pays (1945-1949) et la dénonciation, en 1956, de Staline (1879-1953) par le courant orthodoxe lui-même provoquent une multiplicité de tendances divergentes. Cette évolution s’inscrit dans le cadre nouveau, essentiel pour toute la période, de la décolonisation et de l’accession à l’indépendance d’un grand nombre de peuples, dont plusieurs s’orientent vers des voies révolutionnaires inspirées souvent du marxisme. À ce problème est lié le nouvel équilibre du monde entre les États-Unis et l’Union soviétique.

L’après-guerre, la disparition de Staline, la déstalinisation entraînent un mouvement apparemment contradictoire : d’un côté, la prise du pouvoir, dans de nombreux pays, par des régimes d’inspiration marxiste — donc une montée du communisme dans le monde — et, de l’autre, une crise importante chez les marxistes, en particulier chez les intellectuels, crise qu’on a pu appeller la mort des idéologies. Le refus d’identifier le socialisme au modèle soviétique stalinien se transforme parfois en doute vis-à-vis du marxisme, d’autant que la déstalinisation, ouverte par Khrouchtchev*, n’est pas une remise en question de la notion même d’orthodoxie : les tendances qui se font jour dans les démocraties populaires (Pologne, Hongrie surtout) contre le système bureaucratique sont réprimées (Budapest 1956). Pourtant, des réactions au monolithisme apparaissent : la Yougoslavie, dès 1949, prétend suivre sa voie propre dans l’édification du socialisme, en particulier à travers la mise en place de la gestion ouvrière. Dénoncée par Staline, la voie titiste fait néanmoins passer dans les idées la possibilité d’un pluralisme, qui, peu à peu, constituera une théorie reconnue. En France, par exemple, Maurice Thorez admet (interview au Times de 1946) que plusieurs voies peuvent être suivies par les différentes nations dans leur manière de faire la révolution et d’édifier le socialisme. Mais la thèse du polycentrisme est surtout l’œuvre du dirigeant italien Palmiro Togliatti. Ces idées vont de pair avec une théorie de plus en plus avancée par les dirigeants communistes, celle de la possibilité d’un passage pacifique au socialisme, développée par exemple dans le manifeste-programme du parti communiste français de 1968.