Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Marx (Karl) (suite)

La formation du matérialisme historique

Mais, en 1845, les collaborateurs de Vorwärts sont expulsés par Guizot à la demande du gouvernement prussien. Marx quitte Paris le 3 février et s’installe à Bruxelles, où il restera jusqu’en mars 1848. Il y poursuit principalement des études d’économie. En avril, Engels le rejoint à Bruxelles, et les deux hommes rédigent les Thèses sur Feuerbach, où s’affirme pour la première fois leur dépassement du point de vue philosophique (encore présent chez Feuerbach) et l’expression décisive du matérialisme historique. C’est ce « règlement de compte avec (leur) conscience philosophique d’autrefois » qu’ils entreprennent en rédigeant l’Idéologie allemande (sept. 1845 - mai 1846) ; essentiellement polémique (contre B. Bauer et M. Stirner [v. hégélianisme]), l’ouvrage est dirigé contre le socialisme « petit-bourgeois », mais c’est aussi le premier élément d’une conception rigoureusement matérialiste, qu’on peut tenir pour un des textes principaux où se forme le matérialisme* historique, c’est-à-dire la théorie scientifique de toute science sociale possible. Ces années de formation sont extrêmement riches. Avec Engels, Marx fait un voyage d’études en Angleterre ; tous deux établissent un réseau de comités de correspondance communiste (pour lequel ils sollicitent la collaboration de Proudhon, favorable en général, mais réticent quant au caractère politique de la lutte). En juin 1847 se réunit le premier congrès de la Ligue des communistes (nom que prend alors la Ligue des justes) : Engels s’y rend seul, et Marx devient président de la formation bruxelloise de la Ligue ; il fonde également la Société des ouvriers allemands de Bruxelles et est élu en novembre vice-président de l’Association démocratique. Avec Engels encore, il joue au second congrès de la Ligue (tenu fin novembre 1847 à Londres) un rôle de premier plan : Marx et Engels sont chargés par le congrès de rédiger le texte d’un Manifeste du parti communiste, qui paraîtra à Londres à la fin de février 1848. Au-delà du livre écrit peu avant contre Proudhon et ses conceptions (Misère de la philosophie, 1847), ce manifeste expose avec clarté et vigueur la nouvelle conception du monde, le matérialisme conséquent appliqué à la vie sociale, c’est-à-dire la théorie de la lutte des classes et du rôle révolutionnaire dévolu dans l’histoire mondiale au prolétariat, créateur d’une société nouvelle, la société communiste. Entre-temps, Marx a tenu une conférence devant l’Association démocratique sur la Question du libre-échange, dont le texte paraîtra en brochure. Marx, qui a renoncé en 1845 à la citoyenneté prussienne, a déjà deux enfants : Laura, née en septembre 1845, et Edgar, né en décembre 1846.

Février 1848, la révolution éclate ; Marx est expulsé de Belgique, mais, au même moment, le gouvernement provisoire de la République française l’invite à rentrer à Paris, qu’il quitte bientôt pour se fixer en Allemagne, à Cologne ; il prépare avec Engels une Nouvelle Gazette rhénane (Neue Rheinische Zeitung) qui paraît du 1er juin 1848 au 19 mai 1849 et dont il est rédacteur en chef. Il y écrit de nombreux articles, principalement sur les luttes politiques en Allemagne, et en consacre un aux journées de Juin, glorifiant l’héroïsme des ouvriers parisiens. En septembre 1848, il prononce à Vienne un discours important sur le thème Travail salarié et capital, qu’il avait déjà développé en décembre 1847 dans des conférences à la Société des ouvriers allemands de Bruxelles. Le texte de ces conférences paraît en 1849 dans la Nouvelle Gazette rhénane. Mais la contre-révolution s’abat : la revue est momentanément suspendue, puis Marx est poursuivi en justice pour des articles sur la liberté de la presse et pour incitation au refus de l’impôt. Il est acquitté les deux fois, mais, peu après, expulsé d’Allemagne. De retour en France, puis de nouveau chassé (août 1849), il part pour Londres, où il vivra désormais définitivement, faisant seulement quelques voyages sur le continent.


L’auteur du « Capital » et le militant

À Londres, le comité central de la Ligue est reconstitué. Marx y participe et s’occupe des émigrés allemands. La revue politique et économique créée par la Gazette fait paraître sa grande analyse historique : les Luttes de classes en France (1850). Marx se remet aux études économiques et projette une vaste Économie, dont il conçoit déjà le plan. C’est cet ouvrage qui deviendra, après de nombreuses refontes et de profonds changements, l’œuvre essentielle de sa vie et à laquelle il va désormais se consacrer, sans pourtant interrompre son activité politique : le Capital.

Les conditions de cette vie d’immigré sont extrêmement pénibles ; la famille de Marx (d’autres enfants naissent ; trois mourront jeunes) est dans la misère. Il faudra recourir à l’aide financière d’Engels pour survivre. Marx s’épuise à la tâche, et son activité est troublée par la maladie, en particulier par de graves crises de furonculose.

Il travaille en même temps dans tous les domaines : luttes politiques contre les courants socialistes non prolétariens, analyses historiques et politiques (le 18-Brumaire de Louis Bonaparte, 1852), intense activité journalistique (il collabore en particulier à la New York Tribune, où il analyse surtout la politique de la Grande-Bretagne, au People’s Paper, journal ouvrier anglais, ainsi que, par l’intermédiaire du socialiste allemand Ferdinand Lassalle, à la Neue Oder-Zeitung, journal libéral de Breslau). En 1855 naît Eleanor, qui épousera le socialiste anglais Edward Aveling (1849-1898). Toujours pressé par les dettes, Marx poursuit ses travaux économiques. En 1857, il rédige une introduction à la critique de l’économie politique, puis en accumule les recherches — les manuscrits correspondants seront édités en 1939 et en 1941 sous le titre de Grundrisse der Kritik der politischen Ökonomie ; enfin, il publie en 1859, précédée d’une importante préface, la Contribution à la critique de l’économie politique, à propos de laquelle il pourra dire : « Je ne pense pas qu’on ait jamais écrit sur l’argent tout en en manquant à ce point » (lettre à Engels). Il entretient en effet en même temps une énorme correspondance avec ce dernier ainsi qu’avec d’autres, tel Ludwig Kugelmann (1830-1902) à partir de 1852, dans le dessein de répandre ses idées. D’autres travaux resteront inédits, dont certains jusqu’en 1933, qui paraîtront en français sous le titre de Matériaux pour l’« Économie » (1861-1865).