Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Marivaux (Pierre Carlet de Chamblain de) (suite)

On pourrait en dire autant, à certains égards, de la pièce elle-même. La féerie d’Arlequin poli par l’amour n’a pas entièrement disparu, mais elle s’est réduite à une figuration symbolique. En auteur dramatique avisé, Marivaux sait que l’esprit du spectateur a besoin de se reposer sur quelques images frappantes. La figure qu’il met au centre de la pièce est celle du cercle de Popilius. Le baron, une sorte d’entremetteur ou de Méphisto, enferme les deux protagonistes, qui prétendent ne pas pouvoir se souffrir, dans un cercle magique. En en sortant précipitamment, ceux-ci avouent qu’ils aiment, car l’amour commence par se nier lui-même. Autour de ce premier couple, Marivaux en fait évoluer deux autres, celui d’un paysan et d’une paysanne, celui d’Arlequin et de Colombine. Le tout donne l’impression d’un jeu de miroirs devant lequel serait dansé un ballet géométrique. Par l’impression d’exquise généralité que produisent ces trois couples différents et tous réels, l’écrivain suggère que le jeu qui se passe sous les yeux du spectateur rejoint l’universel.

La Double Inconstance (6 avr. 1723, trois actes, Théâtre-Italien) enchérit encore en richesse et en originalité sur les pièces précédentes, à tel point que deux interprétations opposées ont été soutenues à son sujet. Selon les uns, « il n’est aucune grande pièce de Marivaux qui ne progresse vers une transparence de soi-même à soi-même et de soi-même à l’autre » (Gabriel Marcel). Ce serait ici le cas. Comme la Silvia du Jeu de l’amour et du hasard, la Silvia de la Double Inconstance « verrait clair dans son cœur » après que les mirages d’un faux amour se seraient dissipés. « L’amour est mort, vive l’amour », pourraient dire les personnages, trouvant enfin le vrai bonheur dans l’harmonie générale. Selon les autres, la Double Inconstance serait une « pièce noire », « l’histoire d’une exaction » (Marcel Arland), « l’histoire élégante et gracieuse d’un crime » (J. Anouilh, dans la Répétition interrompue, ou l’Amour puni). « Il fallait, disent encore les Goncourt, que l’amour devînt une tactique, la passion un art, l’attendrissement et le désir lui-même un piège. » Ces deux vues ne s’excluent peut-être pas absolument. Grand sociologue, Marivaux sait que l’amour peut être produit par une technique, d’autant plus efficace parfois qu’elle est aux mains de gens désintéressés : c’est ainsi qu’il développe le rôle remarquable de Flaminia. Mais le prince, pour qui Flaminia travaille, est sensible, vulnérable ; il rêve d’être aimé pour lui-même et désespère d’obtenir ce genre d’amour dans sa cour : à ses yeux, « il n’y a que l’amour de Sylvia qui soit véritablement de l’amour ». Il faut lui pardonner les moyens qu’il emploie pour se faire aimer, puisqu’il réussit. Son « voyage au monde vrai » l’a conduit légitimement à Cythère. Il reste encore à signaler, à propos de cette pièce, la façon dont Marivaux conduit insensiblement ses personnages de l’amour à l’indifférence, accompagnée d’un nouvel amour, et les spectateurs de la sympathie pour le couple Arlequin-Sylvia à l’encouragement aux deux nouveaux couples qui se sont formés à la fin de la pièce. Il y a là un extraordinaire exemple de maîtrise dans l’art dramatique, obtenu peut-être grâce à un travail dont témoigneraient les remaniements opérés dans la structure de la pièce entre la première représentation et l’impression.

Joué le 3 février 1724, le Prince travesti (trois actes, Théâtre-Italien) appartient au genre de la « comédie de cape et d’épée », fait intervenir des personnages d’état différent, des princes aux valets. Dans une scène surtout (II, x), le rôle d’Hortense atteint à des accents d’une grande pureté : toute coquetterie, tout amour propre ont disparu à un moment où elle tremble pour la vie de l’homme qu’elle aime. Un tel détail montre ce que Marivaux aurait pu faire dans le genre tragique.

La Fausse Suivante (8 juill. 1724, trois actes, Théâtre-Italien) est une comédie d’intrigue. Quoiqu’elle ne compte pas parmi les plus grandes pièces de Marivaux, elle révèle curieusement certaines des orientations de la société qu’il peint. Silvia joue en effet un rôle travesti et, sous ce déguisement, elle essuie des déclarations d’amour de plusieurs hommes et fait une cour poussée, souvent équivoque, à une personne de son sexe. Le valet Trivelin tient dans cette pièce une place importante. De valet de comédie, il est devenu le porte-parole d’une classe qui revendique. Bien avant Beaumarchais, Marivaux a créé avec lui le prototype du valet hardi, intrigant et cynique qui fait la satire des conditions sociales, dénonce l’inégalité des classes et se porte témoin d’un « monde à l’envers », où la société ne rend pas au mérite ce qui lui est dû. C’est dans ce contexte qu’apparaît le personnage caractéristique de l’aventurier, dont, avec le comte de Saint-Germain, Casanova et d’autres, le xviiie s. fournira des exemples illustres.

Première comédie pour le Théâtre-Français, le Dénouement imprévu (2 déc. 1724, un acte) n’a pas l’intérêt des pièces précédentes, mais aura l’honneur d’inspirer à Musset la Nuit vénitienne.

L’Île des esclaves (5 mars 1725, un acte, Théâtre-Italien), qui sera suivie, dans le genre des pièces utopiques et philosophiques, de l’Île de la Raison (17 sept. 1727, trois actes, Théâtre-Français) et de la Nouvelle Colonie (18 juin 1729, trois actes, Théâtre-Italien), manifeste l’intérêt de Marivaux pour un problème concret propre à son temps, la condition de ceux qu’il prétend appeler lui-même non plus des valets, mais des domestiques, « cette espèce de créatures dont les meilleurs ont bien de la peine à nous pardonner leur servitude, nos aises, et nos défauts ; qui, même en nous servant bien, ne nous aiment ni ne nous haïssent, et avec qui nous pouvons tout au plus nous réconcilier par nos bonnes façons » (la Vie de Marianne). Sous le travestissement — obligé à l’époque — de l’utopie, Marivaux procède à une étude profonde de l’esclavage. Il y décèle l’importance de l’aliénation, qui commence par la perte du nom, imposé par la volonté de puissance du maître. Il décèle dans le ressentiment la réponse naturelle de l’esclave, privé de responsabilité et devenant de ce fait paresseux et hypocrite. Pour retrouver son état de personne, celui-ci doit reprendre possession de son identité, qui lui rend le sens de ses responsabilités, puis réchauffer la sensibilité qui s’était flétrie en lui. Mais la réforme des esclaves passe obligatoirement par celle des maîtres, qui ne peut être obtenue qu’au prix d’une cure d’humiliation assez comparable à la confession chrétienne. Ayant vu souffrir leurs maîtres, les esclaves retrouvent avec eux un contact humain. Chacun voit enfin dans l’autre un prochain, et les relations peuvent reprendre sur une base nouvelle. Certes, l’audace de Marivaux dans ces analyses est limitée. Il n’a garde de réclamer ni le bouleversement des institutions, ni une société sans classe, ni, à plus forte raison, une dictature des humbles, mais il voit avec profondeur que c’est toujours la décadence morale qui amorce la ruine des institutions.