Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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marché (suite)

Le système ainsi élaboré à la fin du xixe s. et au début du xxe s. ordonne l’espace mondial autour de quelques grands foyers de transactions. C’est là que se produit l’égalisation de l’offre et de la demande mondiales, et à partir de là que s’ordonne la géographie des prix, des productions et des consommations. Depuis deux générations, ce système a connu des bouleversements si considérables qu’on a peine à reconstituer sa trame dans le monde d’aujourd’hui.


Marchés abstraits et échanges délocalisés

La seconde révolution industrielle a multiplié les gammes de produits fabriqués, et créé des articles très différenciés. Les usines les produisent par grandes séries parfaitement uniformes, si bien que la définition est constante. L’évaluation est plus difficile que pour les biens jadis échangés, puisqu’elle suppose ou bien une série d’expériences scientifiques, ou bien l’épreuve de l’usage, qui fait que la qualité d’un produit n’est objectivement connue qu’au bout de quelques années. Il suffit alors de faire varier périodiquement le modèle pour rendre cette appréciation objective impossible. Dans ces conditions, le fabricant dispose d’un pouvoir nouveau, presque discrétionnaire, sur l’acheteur. Celui-ci est obligé de faire confiance à la marque. Chaque vendeur en offre une, ce qui fait qu’il réussit à fragmenter le marché en compartiments caractérisés par des produits réellement ou subjectivement différents. Les conditions de la concurrence monopolistique sont réalisées. Le fonctionnement de l’économie de marché se trouve transformé, et les conditions géographiques changent totalement. Plus besoin de points de rassemblement des biens, de confrontations des différents produits, de débats sur les qualités. Ce sont des marques, des propriétés abstraites qui sont confrontées. Par ailleurs, l’économie industrielle se prête moins bien qu’une autre aux prix fluctuants, dans la mesure où les facteurs de production s’échangent sur des marchés caractérisés par une grande rigidité, celui de la main-d’œuvre par exemple. Pour toute la production manufacturière, le marché devient donc abstrait, diffus et monopolistique, mais il ne peut réellement s’organiser qu’à l’intérieur d’un espace clos, à l’abri de frontières économiques. Le producteur fixe unilatéralement le prix. L’acheteur est séduit ou boude : la seule variable d’ajustement est le volume écoulé. Le mécanisme de marché n’a pas disparu, et le pouvoir du fabricant a des limites ; il suffit de rappeler l’influence des campagnes de Ralph Nader depuis quelques années aux États-Unis pour le mesurer.

Au fur et à mesure que le niveau de vie augmente, la part du secteur tertiaire dans la vie économique augmente. Il s’agit d’un domaine où la viscosité géographique est forte, puisque la portée est nécessairement limitée. La facilité avec laquelle voyage l’information, et les politiques et idéologies sociales contemporaines ont cependant pour résultat d’aboutir à une uniformisation des prix par décision unilatérale des prestateurs dans un vaste espace. Il n’y a guère que dans les zones de forte concentration de population que la concurrence peut s’exercer et amener le fonctionnement d’un mécanisme de prix de confrontation.

Les secteurs secondaire et tertiaire, où prévalent des systèmes unilatéraux de fixation des prix et des marchés abstraits, délocalisés au sein d’espaces clos par des frontières économiques, représentent une part croissante des volumes produits au sein des économies nationales. Dans ces conditions, l’économie de marché qui prévaut dans le domaine des matières premières et des produits alimentaires de base se trouve déséquilibrée. Les pays développés peuvent subventionner leurs productions ou se protéger contre des concurrents mieux placés. Les nations défavorisées ont de la peine à lutter. De toute manière, la structure des prix de revient est de plus en plus marquée par les politiques économiques nationales diverses. Dans un tel contexte, les grands marchés libéraux perdent leur signification.

L’économie mondiale voit s’effectuer des transactions dont les partenaires sont des États, s’il s’agit de produits primaires, ou les grandes firmes industrielles, s’il s’agit d’articles manufacturés. Le marché concret perd toute place. Le marché abstrait localisé de jadis, la grande place, n’apparaît plus que comme un rouage technique indispensable, mais qui a cessé d’assurer l’ajustement des décisions.

Dans les économies socialistes, la centralisation et la planification doivent en principe éliminer le marché : celui-ci devient inutile comme rencontre de l’offre et de la demande sur le plan géographique, puisque l’autorité centrale dispose de réseaux d’information à cette fin. On substitue au système de prix subjectifs des prix objectifs fondés sur la quantité de travail incorporée dans le produit, et on veille directement à l’ajustement de l’offre et de la demande.

L’expérience montre, cependant, les limites d’efficacité d’un tel système. Dans le secteur agricole, la quantité des informations, leur qualité surtout laissent à désirer, si bien que le pouvoir n’arrive pas à prendre les décisions souhaitables : il est obligé de laisser subsister des économies marginales de marché. Au niveau industriel, les difficultés se multiplient lorsque la première phase d’équipement est achevée. Le système d’information laisse à désirer lorsqu’il s’agit de fournir à une population exigeante des biens de consommation de plus en plus variés.

Les économistes socialistes cherchent une solution à ce problème dans deux directions opposées : dans le renforcement de la planification centralisée, que permet le développement de la cybernétique, et dans la mise en place d’un système partiellement calqué sur l’économie de marché, avec décentralisation de la décision et une meilleure adaptation de l’offre et de la demande. Les implications spatiales des deux orientations sont très différentes, mais il est trop tôt pour en discerner les traits. Dans l’état actuel du système socialiste, on a l’impression que l’organisation repose sur des relations à très grande échelle pour les secteurs qui sont considérés comme fondamentaux : céréales, poisson, produits industriels de base, machines-outils, équipements, armement. Pour les autres, on a laissé subsister des cellules dont l’étroitesse fait contraste avec le gigantisme général des installations.

L’expérience chinoise paraît assez sensiblement différente, puisque l’on donne la priorité aux relations à courte distance et que l’on cherche surtout à assurer une forte autarcie au sein des communes ou des unités régionales de petite dimension.

P. C.

➙ Commerce international / Échanges internationaux / Espace géographique / Foire / Hanse.