Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Mann (Thomas) (suite)

C’est donc dans l’atmosphère « fin de siècle », alors que la crainte et les délices de la décadence tiennent la première place dans les lettres européennes, que Thomas Mann entre en scène. Le jeune Barrès donnait alors, dans la tradition française, les études du « culte du moi » ; Thomas Mann choisissait une ample forme narrative étendue sur quatre générations d’une famille. Ce n’est plus le « roman d’éducation » à la manière de Goethe et des romantiques, mais l’histoire d’une dynastie bourgeoise.

Thomas Mann a souvent dit qu’il se sentait bourgeois ; il n’en rougissait pas et, jusqu’à sa fin, il aura représenté l’humanisme occidental dans sa forme bourgeoise. Il s’est expliqué là-dessus dans Goethe considéré comme représentant de la période bourgeoise (Goethe als Vertreter des bürgerlichen Zeitalters, 1932). Mais, dans le roman de ses débuts aussi bien que dans ses meilleures nouvelles, Tonio Kröger ou bien Tristan (1903), il a opposé l’artiste et le bourgeois ; les bourgeois sont non seulement ceux qui appartiennent à un certain groupe social, mais aussi tous ceux qui ne sont pas artistes, qui acceptent de vivre sans se regarder vivre, qui admettent les compromis sociaux et les enthousiasmes illusoires. L’artiste tel que le peint Thomas Mann est un être en dehors des normes, chez qui l’hypertrophie de la conscience rend possible le détachement créateur, mais engendre aussi la nostalgie devant la vie sans problèmes de ceux qui ont la volonté de vivre et de vivre heureux. Comme Richard Wagner et plus que lui, Thomas Mann avait construit sa philosophie de la vie et de l’art sur la distinction, reprise de Schopenhauer, entre la volonté et la représentation.

C’était aussi un homme d’Allemagne du Nord : les Buddenbrook ont pour cadre Lübeck, lieu de naissance de l’auteur ; Tonio Kröger se situe dans la même ville, au bord de la Baltique, tout près de la Scandinavie. La méditation au bord de la mer prend ici, chez les derniers Buddenbrook, la couleur de la mélancolie et quelquefois de la mort.

Pourtant, c’est en Italie que le romancier a situé ceux de ses ouvrages où la mort est la plus proche, où le destin de l’artiste s’accomplit sans rémission. Son frère Heinrich a peint une Italie d’artistes et d’aristocrates dilettantes adonnés au plaisir et au raffinement ; lui n’y a vu qu’une vive lumière qui avive les contrastes et les déchirements. C’est en Italie que se passe Mario et le magicien (Mario und der Zauberer, 1930), qui est une parodie légère, du moins en apparence. Thomas Mann, écrivain ironique, substantiellement et pour une large partie de son œuvre, avait une prédilection pour les magiciens, parfois aussi pour les charlatans, et il a traité par deux fois, au début et à la fin de sa carrière, l’histoire d’un prince de l’illusion sous le titre de Confessions du chevalier d’industrie Félix Krull (Bekenntnisse des Hochstaplers Felix Krull, 1922, puis repris en 1954). La réussite du menteur est la meilleure illustration de la vanité de ce qui passe, mais, en même temps, rien n’est plus précieux, plus charmant que ce qui passe et qui ne se retrouve jamais.

Aussi n’est-ce pas l’Italie lumineuse que Thomas Mann avait choisie, mais Venise tout entière tournée vers le passé, ville de nostalgie fatale où un artiste trouvera le vrai décor de sa mort, celui qui convient au geste unique, à l’instant qui, certainement, ne reviendra pas. La Mort à Venise (Der Tod in Venedig, 1913) a été choisie par l’écrivain Gustav Aschenbach quand il a pris conscience qu’il n’avait plus rien à dire, qu’il n’avait plus l’énergie nécessaire à la conscience exigeante de l’artiste. C’est l’achèvement, à la fois gris et somptueux, de ce qui avait commencé dans Tonio Kröger. Dans le film qu’il a tourné sur le même sujet, Visconti a su mettre à la fois ce qui est dans le texte de Thomas Mann et des allusions au Docteur Faustus, son dernier grand roman, histoire d’un musicien qui tente l’impossible, mais qui a aussi plus d’un trait de Friedrich Nietzsche. C’est qu’aucun roman de Thomas Mann n’échappe au cercle des leit-motive hérités de Nietzsche et de Wagner.

Certainement pas la Montagne magique (Der Zauberberg, 1924), qui valut à son auteur une audience européenne, le prix Nobel de littérature en 1929. Ce sanatorium de Davos où un jeune Allemand du Nord, Hans Castorp, est envoyé pour y chercher la santé recèle un charme plus subtil et plus sûrement mortel que la montagne de Vénus, vers laquelle Tannhaüser ne peut s’empêcher de diriger ses pas ; la beauté, au sanatorium, est seulement celle de la mort, et le malade se prend pour le mal dont il souffre d’un attachement plus doux que tous ceux de la vie. Hans Castorp ne meurt pas sur scène, comme Aschenbach à Venise ; à la fin intervient un deus ex machina, mais c’est encore la mort sous un voile transparent, puisque c’est le début de la Première Guerre mondiale. Le sujet était nouveau, et l’étude qu’y a faite Thomas Mann des rapports entre un malade et son médecin, la description lente et nuancée de la sympathie qui lie le phtisique à son sanatorium forment des passages classiques d’un ouvrage par ailleurs riche en discussions philosophiques et politiques. Deux autres malades, Naphta et Settembrini, y échangent leurs idées sur la liberté, le progrès, l’irrationnel dans la politique.

Quant au jeune Hans Castrop, il quitte la montagne parce qu’il est mobilisé. Si Thomas Mann avait poursuivi son histoire après 1918, le texte aurait certainement été très changé, car, pour l’auteur lui-même, la Première Guerre mondiale a changé bien des opinions et des attitudes.

C’est en 1915 que Thomas Mann, pour la première fois, publia un écrit de caractère politique : Frédéric II et la grande coalition (Friedrich und die grosse Koalition), où une longue méditation sur le grand roi de Prusse justifiait l’entreprise de Guillaume II. Les Considérations d’un étranger à la politique (Betrachtungen eines Unpolitischen, rédigées durant la guerre et publiées en 1918) sont une vaste étude de philosophie politique, centrée autour d’une opposition entre la « culture » allemande et la « civilisation » des démocraties occidentales. C’est un ouvrage très polémique, dans lequel l’auteur a inséré un portrait agressif de son frère Heinrich sous les traits d’un journaliste de l’école démocratique occidentale ; ce livre montre Thomas Mann apôtre de la cause allemande, porte-parole du conservatisme et défenseur d’une philosophie de « la vie » : « La vérité est-elle un argument quand il y va de la vie ? »