Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
M

maniérisme (suite)

C’est surtout en Italie du Nord que s’organisent ces contacts, et c’est là que fleuriront les principaux centres maniéristes. L’extension du phénomène, enfin, n’aurait pas eu cette ampleur sans la gravure, qui porte un peu partout les reproductions des grands maîtres. Ce brassage et un fléchissement du génie créateur italien après un siècle de tension font que, dans sa dernière phase, le maniérisme accuse une certaine prédominance nordique. Les outrances de l’art germanique, frisant la caricature, retentissent fortement sur l’art du xvie s. et sont en partie à l’origine de ce goût pour l’étrange, l’anormal, sinon le monstrueux, qui fait partie des traits maniéristes. Le canon du corps humain s’altère : étirement longiligne, amenuisement de la tête, hypertrophie des hanches et des cuisses. La femme devient la figure privilégiée, avec ses lignes alanguies, ses poses sinueuses, son aura de sensualité, d’érotisme qui plaît à une société quelque peu énervée, à la recherche de plaisirs toujours plus raffinés. Le maniérisme est bien l’art de cette société instable et désorientée, goûtant les vertiges de la déraison, art de cour aiguillonné par le caprice du prince et les émulations d’une vie de fêtes et d’apparences.

Assurément, c’est d’abord dans la peinture que le maniérisme atteint son paroxysme et déploie le mieux ses charmes, mais ce serait une erreur de le limiter au genre pictural. Michel-Ange, père spirituel du maniérisme, était avant tout un sculpteur, et la grande sculpture de ce temps mérite souvent l’épithète de maniériste. Il existe aussi une architecture maniériste, dont les contours sont assurément plus difficiles à cerner dans la mesure où les grands architectes de ce temps restent hantés par l’interprétation des règles antiques. On admettra, cependant, que le palais de Caprarola, œuvre de Vignole*, est vraiment un édifice maniériste. Il convient, enfin, de ne pas oublier le langage ornemental, qui découvre des effets inédits en cultivant l’étrange et la fantaisie, tirant par exemple des ressources nouvelles des « grotesques » antiques. Les recueils gravés de modèles assurent une large diffusion et une très durable existence à l’œuvre de ces ornemanistes enfiévrés, souvent d’origine nordique, comme Cornelis Floris* de Vriendt ou Hans Vredeman de Vries (1527 - apr. 1604).

Dans le domaine de la peinture, le tableau de chevalet devient nettement plus fréquent que la fresque murale. La composition cherche à étonner en se décentrant, en adoptant des axes contrariés ou en abolissant la perspective. Les personnages du premier plan occupent toute la hauteur du tableau ; les plans sont très diversifiés : dans les lointains, des figures très petites font contraste avec les figures proches, proportionnellement gigantesques. Souvent ces scènes minuscules constituent le sujet principal. Les attitudes admettent des contorsions défiant la logique, avec des raccourcis stupéfiants. La couleur aussi trahit délibérément la nature, d’abord par des tons faux et acides, par des rencontres stridentes, par des éclairages artificiels qui accusent brutalement les ombres et parfois par des contresens qui semblent bien volontaires. Il faut noter la fréquente et inquiétante vacuité des regards, l’absence glacée de toute expression ou, au contraire, son exaspération à peine soutenable. Les sujets, au fur et à mesure que le siècle s’avance, abandonnent la traditionnelle iconographie chrétienne pour une mythologie de convention, plus souvent tirée des élucubrations des poètes contemporains que de l’Antiquité. Les événements politiques sont parfois évoqués, mais sous un déguisement d’allégories qui rend nécessaire un décryptage. Les maniéristes ont cultivé à l’envi l’hermétisme, qui conférait à leurs œuvres un parfum de philosophie initiatique et exotique. Des détails prennent une importance disproportionnée et retiennent le regard en le déroutant : on gloserait à l’infini sur la place accordée aux bijoux, qui, par-delà un goût du luxe et de la préciosité, parlent sans doute un langage secret plein de sous-entendus. Toutes ces tendances irrationnelles cultivaient forcément le paradoxe.


La peinture maniériste en Italie

Vers le premier tiers du xvie s., deux centres artistiques revendiquent en Italie une sorte de suprématie. En Toscane, la réaction anticlassique s’inspire volontiers de l’aventure héroïque de Michel-Ange. Le Rosso* peint des scènes tourmentées dans des éclairages d’orage, avec des couleurs stridentes et envoûtantes. Domenico Beccafumi (v. 1486-1551) adopte la forme étirée et ondulée ; ses couleurs aigres font penser à une influence de Dürer. Le plus représentatif de ce premier maniérisme toscan est le Pontormo*, qui adopte la ligne serpentine de Michel-Ange et aussi ses raccourcis puissants, ses académies hypertrophiées avec des gonflements et des turbulences de costumes encore accusés par un coloris agressif (Déposition de croix, église Santa Felicita, Florence). Dans la plaine du Nord, deux personnalités s’imposent. Jules Romain* continue la grande tradition des fresquistes au palais du Te à Mantoue, mais c’est un monde heurté, monstrueux, inhumain qu’il évoque. C’est à l’univers de Raphaël, aux recherches du Corrège et de Léonard* de Vinci que se réfère le Parmesan*, qui fait de Parme un des hauts lieux du nouveau style. Il se plaît à multiplier les Vierges suaves, d’une élégance affectée et lointaine (la Madone au long cou, palais Pitti, Florence).

Plus tard, vers le milieu du siècle, se produit un processus d’académisation — c’est le moment, d’ailleurs, où l’on crée des académies de dessin, au sein desquelles les artistes s’exerceront à disserter sur eux-mêmes. On voit aussi s’accentuer les tendances à un art de cour. À la suite d’Andrea del Sarto (1486-1530), le Bronzino (Agnolo Tori, 1503-1572) se complaît dans de beaux portraits froids et distingués, s’attardant en virtuose au chatoiement du costume (Lucrezia Panciatichi, musée des Offices, Florence). Vasari est un prodigieux animateur et décorateur au service des Médicis. Daniele da Volterra (1509-1566) vient travailler à Rome pour le Vatican ; ses compositions tumultueuses et compliquées valent mieux que ses couleurs sourdes (Déposition de croix, église de la Trinità dei Monti). Avec lui, Francesco de’ Rossi, dit Cecco ou Cecchino Salviati (1510-1563), fait le trait d’union entre le maniérisme toscan et Rome, où il acquiert une grande renommée pour son érudition et la virtuosité de son dessin.