Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
M

mana (suite)

La description d’un mana « en lui-même impersonnel », désignant toujours une puissance et dérivant en dernier ressort d’esprits ou d’âmes, semble refléter le vague et l’imprécision de la notion qui connote, par des substantifs, des adjectifs et des verbes dérivés, diverses notions, telles que : influence, force, prestige, chance, autorité, divinité, sainteté, puissance extraordinaire ; fructueux, fort, nombreux ; honorer, être capable, adorer, prophétiser. Comme un chef doit son autorité et un artisan sa réussite au mana qu’ils détiennent, une arme doit son efficacité et un autel sa sainteté au mana qui leur est associé. Bien qu’on ait souligné, par la suite, le caractère spiritualiste du mana, il faut noter que, pour Codrington, la puissance est constatée de manière tout empirique dans une action efficace, dans quelque chose de grand ou dans un phénomène inaccoutumé. Après avoir renforcé l’audience de l’animisme, l’idée de puissance occulte dont est chargé le terme de mana a servi de pierre d’angle à l’édification de théories de la magie (M. Mauss, H. Webster) et d’interprétations d’ensemble de la religion (R. R. Marett, Durkheim).

Pour Marcel Mauss* qui fonde son explication de la magie sur cette idée mère, le mana est non seulement une force, un être, mais encore une action, une qualité et un état. En tant que force par excellence, il désigne l’efficacité profonde des choses que corrobore leur action mécanique et est l’objet d’une révérence qui peut aller jusqu’au tabou. En tant qu’essence, il demeure maniable et transmissible, mais conserve une indépendance par rapport à l’agent de la magie et à l’objet rituel. En tant que qualité, on l’attribue à des êtres ou à des objets qui surprennent ou inquiètent. « Nous sommes en droit de conclure, dit Mauss, que partout a existé une notion qui enveloppe celle de pouvoir magique. C’est celle d’une efficacité pure qui est cependant une substance matérielle et localisable, en même temps que spirituelle, qui agit à distance et pourtant par connexion directe, sinon par contact, mobile et mouvant sans se mouvoir, impersonnelle et revêtant des formes personnelles, divisible et continue. »

Aussi aisé à opérer que l’identification de la notion de puissance en général à celle de force magique a été le glissement de l’idée de dynamisme à celle de surnaturel. Huit ans après la parution de la théorie de la magie de Mauss, Durkheim* recherche à son tour, à travers les Formes élémentaires de la vie religieuse (1912), un concept central d’interprétation. Comme fondement du totémisme australien, il décèle la notion d’une force anonyme et diffuse, sorte de dieu impersonnel immanent au monde, répandu dans une multitude de choses, correspondant au mana et à d’autres notions similaires : wakan, orenda... De même que, pour Mauss, le mana n’est que l’expression de sentiments sociaux, de même, pour Durkheim, le mana, principe vital présent chez les hommes et dans leurs totems, est un produit de la société qui a en elle quelque chose de sacré. La société devient objet de croyance et de culte en se mystifiant elle-même par le truchement des puissances occultes qu’elle suppose exister et qu’elle tend à hypostasier. Conclusion assez décevante, qui, après une démarche explicative dont on a montré depuis combien elle était vulnérable, ne fait que réaffirmer le postulat durkheimien d’une conscience collective, créatrice de ses formes et de ses contenus.

À l’instar de ces auteurs, bien d’autres, tels F. R. Lehmann (1887-1969), R. R. Marett (1866-1943), Konrad Theodor Preuss (1869-1938), Gerardus van der Leeuw (1890-1950), ont tenté à la même époque des confrontations de termes puisés aux quatre coins du monde, pour se réjouir des convergences sémantiques qui leur permettaient de donner un axe à leur système d’explication de la magie, de l’animatisme, du mystère, de ce que les tabous ont de sacré, etc. ; l’initiation peut apparaître alors comme une manière d’acquérir du mana, le rituel comme une mise en mouvement du mana.

Dans le sillage de Durkheim et de Mauss, Marcel Griaule (1898-1956) a, dans les années 40, mis en relief chez les Dogons de l’Afrique de l’Ouest l’importance de l’idée de nyama : force vitale, animatrice et explicative de la continuité de tous les aspects du cosmos, visibles et invisibles, animés et inanimés. Mais, lorsque l’on serre de près la description de ce « noyau des représentations religieuses », quelques difficultés d’interprétation surgissent, qui réclament une certaine prudence dans les rapprochements possibles entre mana et nyama.

Cherchant moins à user du mana comme d’une notion clé pour l’élaboration d’un système conceptuel qu’à désigner par ce terme générique un type d’idée, les modernes se rangent généralement à l’avis de Raymond Firth, pour qui l’idée constante subsumant les divers emplois du terme en Polynésie et en Mélanésie est celle d’efficacité. D’une manière plus générale encore, le dénominateur commun révélé par les analyses sémantiques des termes de mana (mélano-polynésien), d’orenda (huron), de wakan (sioux), de manitou (algonquin), de naual (aztèque), de nyama (manding), etc., est le dynamisme présent dans l’univers, attribué parfois seulement à des êtres surnaturels et produisant selon le cas un effet bénéfique ou maléfique.

La meilleure interprétation, à notre sens, qui liquide les théories antérieures plus qu’elle ne les corrige, prend appui sur la logique des classes. C’est à elle qu’il faut rattacher le point de vue structuraliste de Lévi-Strauss*, lequel, dans son introduction à l’œuvre de Mauss, s’inspire de la linguistique ; mana, wakan, orenda représentent des notions du même type, qu’il convient de classer et d’analyser. Il raccroche même à cette famille d’idées le tsaruma des Jivaros et le nandé des Nambikwaras, sorte de fluide chamanique. Peut-être avons-nous dans les conceptions du type mana « une forme de pensée universelle et permanente qui [...] serait fonction d’une certaine situation de l’esprit en présence des choses, devant donc apparaître chaque fois que cette situation est donnée », comme lorsque nous sommes surpris par un « machin » mal connu ou par l’efficacité d’un « truc ». Sous son aspect d’élaboration spontanée, l’idée relèverait de notre pensée sauvage ; fondant un système d’interprétation, elle jouerait un rôle semblable à celui de la science. À la manière des symboles algébriques à valeur indéterminée, elle aiderait seulement à construire des relations et représenterait un « signifiant flottant », symbole à l’état pur, non encore discipliné par la science, mais gage d’invention mythique et esthétique.