Malevitch (Kazimir Severinovitch) (suite)
Les premières toiles suprématistes apparaissent à l’exposition « 0,10 » à Petrograd (1915) ; mais, dès 1913, Malevitch a trouvé la forme suprématiste de base, le carré, à partir de laquelle vont se développer tous les groupements suprématistes : statiques, dynamiques, magnétiques, mystiques. Jusqu’à la fin de sa vie, le peintre ne cesse d’approfondir l’intuition de 1913 ; il proclame le principe d’économie (cinquième dimension picturale) en esthétique : « Rendre par la seule surface plane la force de la statique ou bien celle du repos dynamique. » Le point culminant est le Carré blanc sur fond blanc (1918, Museum of Modern Art, New York), carré suprême, mouvement pur : « Le carré blanc porte le monde blanc (la construction du monde) en affirmant le signe de la pureté de la vie créatrice humaine. » La constatation de l’impossibilité où se trouve l’artiste de rendre toute la réalité de l’objet le conduit à la source des réalités : « L’intuition pousse la volonté au principe créateur, mais pour aller vers lui il est nécessaire de se détacher du monde des objets, il faut créer de nouveaux signes. » Dans la nature physique, il n’y a rien de parfait et d’éternel, tandis que « dans les profondeurs éloignées de l’intuition gisent les perfections toujours nouvelles de l’homme et du monde ». Tout tend dans l’univers au repos absolu, à l’immobilité, à la non-existence : là est la perfection divine du monde d’où naît toute existence. Les visions malévitchiennes ont des accents présocratiques (Parménide d’Élée), mais la démarche est proche aussi de la voie taoïste-bouddhique et des techniques spirituelles orthodoxes (hésychasme) dans lesquelles, par la prière, le mystique se débarrasse graduellement du sensible pour atteindre la seule vision de l’Unique.
De 1915 à 1928, Malevitch domine la vie artistique russe par une activité infatigable. Ses disciples sont de plus en plus nombreux, tels au début Ivan (Jean) Pougny (1894-1956), Lioubov Popova (1889-1924), Ivan Klioune (1878-1942). En 1918, il est professeur aux Ateliers supérieurs d’art et de technique (Vkhoutemas) et forme des élèves. En 1919, il remplace Chagall* à la tête de l’école d’art de Vitebsk, qu’il baptise Ou.no.v.is. (Affirmation du nouveau en art). De nouveaux disciples apparaissent, dont Lissitski*, ou encore Nikolaï Souietine (1897-1954) et Ilia Tchachnik (1902-1929), qui créeront de magnifiques assiettes suprématistes. En 1920, Malevitch participe à la création à Moscou de l’Institut de la culture artistique (In.khou.k), où s’opposent ses idées, d’ordre spirituel comme celles de Kandinsky*, aux idées des « productionnistes » matérialistes (Tatline*, Aleksandr Rodtchenko [1891-1956]). En 1922, il est directeur du nouvel Institut de la culture artistique à Petrograd. Il donne une assise plus solide au suprématisme architectural, qui était annoncé par les stades précédents. À partir de 1923, les aspects dynamiques et volumiques évoluent vers un stade architectonique qui vise à transformer l’environnement de l’homme dans l’avenir : pour Malevitch, comme pour Tatline et pour Gueorgui Yakoulov (1884-1928), l’ère de la peinture de chevalet est révolue ; la plume de l’architecte doit remplacer le pinceau.
En 1928, au retour de son voyage en Pologne et en Allemagne, Malevitch entre dans l’ombre, car l’art d’avant-garde est combattu en U. R. S. S., puis condamné en 1932. Il est arrêté en 1935 : on ne le fera sortir de prison que pour le laisser mourir chez lui, miné par un cancer. Son œuvre, dont l’influence a été considérable (surtout en Amérique avec le minimal art), reste la manifestation la plus radicale de l’art abstrait*.
J.-Cl. M. et V. M.
C. Gray, The Great Experiment, Russian Art, 1863-1922 (Londres, 1962 ; trad. fr. l’Avant-garde russe dans l’art moderne, 1863-1922, la Cité des arts, Lausanne, 1968). / D. Vallier, l’Art abstrait (le Livre de Poche, 1967). / T. Andersen, Malevitch (Amsterdam, 1970). / V. Marcadé, le Renouveau de l’art pictural russe (1863-1914) [l’Âge d’homme, Lausanne, 1972].