Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Mailer (Norman Kingsley)

Écrivain américain (Long Branch, New Jersey, 1923).


Norman Mailer est peut-être plus un personnage qu’un écrivain. Il ne restera peut-être rien de cette œuvre éclatée, parce que l’intellectuel a dévoré le romancier et qu’il vit les romans qu’il pourrait écrire. C’est par tempérament un contestataire anarchiste, qui, après un premier grand succès littéraire, est devenu le commentateur intarissable de tous les événements sociaux, politiques et intellectuels.

Né dans le New Jersey, dans un milieu modeste, il passe son enfance à Brooklyn, quartier populaire de New York, puis fait des études supérieures à Harvard avec l’intention de devenir ingénieur aéronautique. Diplômé en 1943, il est mobilisé dans la marine américaine. Il sert au Pacifique, dans la guerre contre le Japon. Cette expérience militaire est fondamentale dans sa carrière de romancier et dans son développement intellectuel. La guerre lui fournit en effet la matière de son premier roman, les Nus et les morts (The Naked and the Dead, 1948), qui a immédiatement un énorme succès de vente.

Les Nus et les morts n’est pas seulement un roman réaliste sur la Seconde Guerre mondiale : le roman d’action y est la forme mélodramatique d’un roman à thèse. Le vrai sujet du roman est la défaite de l’homme inhérente à toute victoire militaire, la défaite de l’individu inhérente à toute société disciplinée. Le sujet apparent du roman est la conquête de l’île d’Anopopei par un régiment américain. Mais la défaite de l’homme, plus que la conquête de l’île, est le thème de ce roman, où l’excès de réalisme confine au symbolisme. Mailer dénonce les brimades, les exécutions inutiles et montre que le véritable ennemi n’est pas le Japonais, mais la machine militaire, symbole exacerbé de la machine sociale. Le livre oppose deux types d’hommes : le lieutenant de réserve Hearn, intellectuel libéral, et le sergent Croft, incarnation de la brute disciplinée. Le tout exprime, comme chez Tolstoï* ou Hemingway*, une vision de l’absurde : la guerre n’y est que la continuation de la paix, à peine plus sanguinaire, plus absurde, plus déshumanisante. Cette île est le cimetière de Robinson Crusoé, où tout le système libéral est mis en question par une utopie désespérée.

Après le succès de son livre, Norman Mailer s’engage dans la politique, affirmant ouvertement des idées socialistes, affichant une sympathie pour le communisme. En 1948, il fait campagne pour le socialiste Wallace et lutte contre le maccartisme. Mais il se méfie au fond autant du stalinisme que du fascisme ou du libéralisme, parce que la raison d’État lui semble toujours trahir l’homme, l’enrégimenter, le priver de sa liberté, de sa dignité et de sa virilité.

Rivage de Barbarie (Barbary Shore, 1951), sous les apparences d’un roman d’espionnage, prêche une révision des valeurs. La théorie du « Hip », nourrie d’existentialisme, veut refaire de l’individu le centre du monde. En particulier le libérer sexuellement. D’où le titre du troisième livre, le Parc aux cerfs (The Deer Park, 1955), symbole des libidineuses coulisses de l’histoire. « La seule révolution qui ait un sens et une logique au xxe s., écrit-il, c’est la révolution sexuelle qu’on commence à sentir partout. » Le héros est cette fois un proxénète, et la solution n’est ni la révolte ni la discipline, mais une forme mystique de débauche. Mailer veut pousser jusqu’au bout la théorie freudienne du « Id », pousser la civilisation jusqu’à ce point subtil de débauche où elle bascule dans la barbarie, à laquelle elle aspire depuis toujours.

Dans une suite d’essais géniaux, mais décousus, Advertisements for myself (1959), The Presidential Papers (1963), Mailer développe alors une philosophie anarchiste du « nègre blanc », qui préfigure la beat* generation et le hippysme. Repoussant les efforts politiques pour réconcilier l’homme et la société ainsi que les efforts psychanalytiques, qui lui semblent être une thérapeutique de l’asservissement de l’esprit individuel aux normes sociales, il affirme : « Divorcer d’avec la société, exister sans racines, partir explorer sans boussole les exigences rebelles du Moi. » Dépassant le problème de la violence et de la non-violence, il entre dans les contradictions entre la violence de l’individu et celle de la société.

Pris dans ses contradictions, il est hospitalisé dans un établissement psychiatrique pour avoir tenté d’assassiner sa femme dans une crise de démence. De ce fait divers, il tire la matière d’un roman, Un rêve américain (An American Dream, 1964), qui, sous l’anecdote du meurtre d’une femme, est une satire du mode de vie et du monde de rêve américains. Cependant, il poursuit ses activités politiques, soutient la candidature de Kennedy, se présente comme candidat à la mairie de New York et lutte contre la guerre du Viêt-nam : Pourquoi sommes-nous au Viêt-nam ? (Why are we in Vietnam ?, 1967), les Armées de la nuit (The Armies of the Night, 1968), Miami and the Siege of Chicago (1968). Il s’engage aussi dans le combat pour la « libération de la femme », mais s’oppose à ces nouvelles suffragettes, qu’il accuse d’idéologie homosexuelle (Prisonnier du sexe [The Prisoner of Sex, 1971]). Il dénonce l’illusion des voyages sur la Lune, tout en étant sensible à leur inutile beauté (Bivouac sur la Lune [Of a Fire on the Moon, 1971]).

Son inspiration tient d’une part au vieux courant anarchiste à la Henry Miller*, de l’autre à l’inspiration surréaliste. Empêtré dans ses contradictions, plus prophète qu’écrivain, ce prédicateur qui a trop d’idées est à la fois le meilleur et le pire des romanciers. Obsédé par la puissance de l’Amérique, symbole de l’ambiguë puissance de l’homme, il cherche la manne et la magie cachée qui animent le monde.

J. C.

 J. Cabau, la Prairie perdue, histoire du roman américain (Éd. du Seuil, 1966). / P. Dommergues, les U. S. A. à la recherche de leur identité (Grasset, 1967). / H. M. Harper, Desperate Faith (Chapel Hill, N. C., 1967). / P. Brodin, Écrivains américains d’aujourd’hui (Debresse, 1969).