Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Maïakovski (Vladimir Vladimirovitch) (suite)

Après 1922, il continue à composer « sur commande » des mots d’ordre, des légendes d’affiches politiques et de caricatures satiriques ainsi que des slogans publicitaires pour les entreprises d’État. Cependant, sa conception de la « commande sociale » trouve une application plus subtile dans sa collaboration avec les journaux. Avec le poème Prozassedavchiessia (Ceux qui se sont tués à siéger, 1922), publié en 1922 par les Izvestia (et bien accueilli par Lénine, jusque-là hostile au « futurisme » de Maïakovski), Maïakovski inaugure une carrière féconde de poète-journaliste, qu’il poursuivra à la première page de nombreux journaux soviétiques, répondant par des poèmes de circonstance à la plupart des événements de la politique intérieure et internationale. Ses séjours à Berlin (1922), à Paris (1922, 1924, 1927-1929), à New York, au Mexique et à Cuba (1925) lui fournissent en particulier la matière de reportages-pamphlets, où l’évocation des beautés architecturales et des prouesses techniques de l’Occident contraste avec l’image des misères capitalistes et des petitesses bourgeoises (cycle Parij [Paris, 1924-25], poème Moïe otkrytie Ameriki [Ma découverte de l’Amérique, 1926], Brouklinski most [le Pont de Brooklyn, 1925], etc.).

À ces poèmes de circonstance, où domine l’inspiration satirique, s’opposent les grandes compositions lyriques de la veine du Nuage en pantalons, les unes inspirées par des motifs intimes, comme Lioubliou (J’aime, 1922) et Pro eto (Sur ce thème-là, 1923), les autres par des motifs civiques et politiques, comme Vladimir Ilitch Lénine (écrit en 1924 à la mémoire du leader décédé), Khorocho (C’est bien, écrit en 1927 à l’occasion du dixième anniversaire d’Octobre) ou les poèmes inachevés Piatyï international (la Cinquième Internationale, 1922) et Vo ves golos (À pleine voix, 1930). Poèmes d’amour, poèmes révolutionnaires et poèmes satiriques jaillissent cependant d’une source commune ; l’élan révolutionnaire et la passion amoureuse sont l’expression d’une personnalité portée à la démesure, tenaillée par l’impatience du réel et le besoin insatiable d’un perpétuel dépassement de soi, d’une perpétuelle fuite en avant, besoin qui a pour corollaire l’obsession de l’enlisement dans la grisaille et la banalité quotidiennes, ennemi commun de l’amour et de la révolution.

Cette obsession du byt (« vie quotidienne ») et de la menace permanente que Maïakovski fait peser sur tout ce qui fait le prix de la vie, cette identification de l’idéal révolutionnaire avec le refus du quotidien sont particulièrement sensibles dans À ce sujet-là, dénonciation véhémente des habitudes, du confort, du genre de vie petit-bourgeois que la NEP a ressuscites au lendemain de la guerre civile. Elle est le thème central des œuvres satiriques inspirées à Maïakovski par la réalité soviétique et s’exprime en particulier dans la « comédie féerique » Klop (la Punaise, 1929), dont le héros est un prolétaire embourgeoisé, et dans le « drame en six actes avec cirque et feux d’artifice » Bania (les Bains, 1930), satire d’un appareil bureaucratique qui freine la marche en avant de l’esprit humain et l’élan créateur de la jeunesse. Les images de l’avenir, qui, dans ces deux pièces, servent de repoussoir à ces vestiges du passé que sont l’individualisme petit-bourgeois et la tyrannie bureaucratique, sont traitées, elles aussi, sur un mode humoristique, qui n’autorise cependant pas à y voir des témoignages d’un désenchantement de Maïakovski vis-à-vis de l’idéal communiste.

L’art de Maïakovski exprime, lui aussi, cette démesure d’une personnalité poétique impatiente de modeler le réel à son image. Son originalité est à la fois celle d’un regard et celle d’une voix. Le regard engendre la métaphore, hyperbole monumentale ou satirique qui déforme le réel selon les catégories du grandiose ou du grotesque. La voix devient le régulateur suprême de la forme poétique, qu’elle affranchit des règles métriques traditionnelles. La rime, dont Maïakovski accroît la charge sémantique en mettant l’accent sur sa nouveauté, au prix de son exactitude, est ici la marque principale du vers ; le mètre passe au second plan et est fondé non plus sur le compte des syllabes, mais sur celui de groupes accentuels d’inégale longueur, mis sur le même plan par l’intonation emphatique qui souligne la syllabe accentuée. Maïakovski apparaît ainsi comme le créateur d’une poétique originale, qui répudie la lettre de la versification russe tout en restant fidèle à son esprit : il s’en explique dans le court traité Kak delat stikhi (Comment faire des vers, 1926), qui éclaire les cheminements de sa création poétique.

Identifiant la cause de l’art nouveau à celle de la révolution, il participe activement aux débats au cours desquels se définissent l’esthétique et la politique littéraire du nouveau régime. En 1923, il fonde le LEF (abréviation de Levyï front iskousstv [« Front de gauche de l’art »]), dont la revue (LEF de 1923 à 1925, puis Novyï LEF en 1927-28) défend une conception volontariste de l’art contre l’« intuitivisme » du critique Aleksandr Konstantinovitch Voronski (1884-1943), partisan d’un retour au réalisme, auquel se rallient également les jeunes écrivains communistes de la RAPP (« Association russe des écrivains prolétariens »). Cependant, à l’intérieur même du LEF, Maïakovski entre en conflit avec les théoriciens les plus radicaux de l’« art de gauche », notamment les critiques N. Tchoujak et Ossip Brik, qui répudient totalement, au nom d’un utilitarisme rationaliste, toute littérature d’imagination ou de sentiment et qui en arrivent à assigner à l’art le rôle d’une esthétique industrielle. Rompant avec ces théories extrémistes, Maïakovski quitte le LEF en 1928 et fonde l’année suivante le REF (Revolioutsionnyï front [« Front révolutionnaire »]). En février 1930, surmontant ses réserves, il adhère à la RAPP, en qui il voit l’organisation littéraire la plus révolutionnaire, mais dont les dirigeants continuent à le traiter en « compagnon de route » peu sûr.

L’isolement littéraire et sentimental dans lequel se trouve alors le poète est peut-être la cause immédiate de son suicide, survenu le 14 avril 1930 et dont il faut, en tout cas, chercher les racines profondes dans la nature même de son tempérament lyrique et de son engagement poétique.

M. A.