McCullers (Carson Smith) (suite)
Incarnant le tourment de ses personnages, Carson McCullers est devenue une sorte d’héroïne de la littérature américaine. Sa vie est exemplaire de son œuvre. Passionnée de musique, désirant devenir pianiste classique, elle quitte le Sud à dix-sept ans, arrive à New York, devient pianiste d’accompagnement, réceptionniste, rédactrice dans une revue. À vingt-trois ans, elle publie son premier roman, qui lui vaut un succès immédiat et une bourse Guggenheim. À la fin de la guerre, elle vient en France, épouse un officier américain et sombre peu à peu dans l’alcoolisme. Installée à Nyack, dans l’État de New York, dans une grande bâtisse qu’elle appelle « l’entrepôt », elle s’isole du monde. Image même de l’innocence trompée, elle meurt, après dix ans d’agonie, clouée par la paralysie dans un fauteuil d’infirme.
L’héroïne du Cœur est un chasseur solitaire est une fillette perdue dans un monde où l’amour est refusé à quiconque le mendie. Le schéma du livre est caractéristique de toute l’œuvre de Carson McCullers : les aimés n’aiment jamais ceux qui les aiment ; les aimants ne sont jamais aimés par ceux qu’ils aiment. La synchronisation de l’amour est impossible. Deux des héros du roman sont des sourds-muets, illustrant de façon matérielle le drame de la communication, que la mode littéraire galvaudera par la suite, mais que Carson McCullers est l’une des premières à avoir exprimé avec cette intensité poétique et cette rigueur d’analyse.
Son deuxième livre, Reflets dans un œil d’or (Reflections in a Golden Eye) fit scandale en 1941. Cette œuvre morbide rode en effet dans les zones troubles du voyeurisme, de l’homosexualité, de la mutilation. Mais cette histoire d’un officier amoureux de l’amant de sa femme préfigure les complexités freudiennes du roman contemporain. « C’est, dit Tennessee Williams, l’une des œuvres les plus puissantes et les plus pures écrites dans la perspective panique qui est au cœur de ce qu’il y a de plus significatif dans l’art moderne, depuis le Guernica de Picasso jusqu’aux caricatures de Charles Addams. »
Au cœur du troisième livre, Frankie Addams (The Member of the Wedding, 1946), qui fut adapté à la scène par l’auteur en 1950, on retrouve le même problème de l’intrusion de la communication. Frankie, sœur du marié, exclue du couple, essaie de s’insérer dans leur matrimoniat : « Mon malheur, dit-elle, c’est que pendant longtemps je n’ai été qu’un « Je ». Les autres peuvent dire « Nous ». Tout le monde a droit à un Nous, sauf Moi. » Le problème de la communication est ici réduit à une vertigineuse simplicité métaphysique.
Avec son quatrième livre, la Ballade du café triste (The Ballad of the Sad Café, 1951), Carson McCullers parvient enfin à formuler l’inéluctable contradiction de toute communication : un ardent désir de l’autre et une inéluctable volonté d’amour solitaire. « L’amour, écrit-elle alors, est une expérience commune à deux personnes ; mais cette communauté d’expérience n’implique pas une similitude d’expérience. Il y a l’amant et l’aimé. Ils viennent l’un et l’autre de contrées bien différentes. Souvent l’aimé n’est que ce qui déclenche l’amour lentement accumulé dans le cœur de celui qui aime. Quiconque a aimé sait que l’amour est une chose solitaire. [...] La vérité brutale, c’est que, en secret, le fait d’être aimé est intolérable pour beaucoup d’entre nous. L’aimé craint et déteste celui qui l’aime, non sans raisons. Car celui qui aime essaie toujours de déchiqueter l’aimé. Il est à l’affût du moindre contact avec lui, même si cette expérience ne peut lui apporter que de la souffrance. » La Ballade du café triste fut adaptée au théâtre en 1963 par Edward Albee.
Dans le cinquième et dernier livre de Carson McCullers, l’Horloge sans aiguilles (Clock without Hands, 1961), on retrouve les mêmes thèmes et les mêmes personnages. Autour d’un enfant gravitent les personnages incohérents de la comédie humaine, cherchant à accrocher leur détresse à l’imposture d’une quelconque communication humaine.
On a appelé les textes de Carson McCullers des enfantines. On y trouve en effet à la fois l’éblouissement poétique, la volonté de vivre et la détresse de l’innocence trahie. L’analyse de Carson McCullers se trouve à la pierre d’angle où la poésie et la métaphysique, la logique et la pensée mythique, la raison et l’amour, l’Irlande et le sud des États-Unis se rejoignent et s’affrontent dans le débat toujours recommencé des sexes et de l’amour.
J. C.
O. W. Evans, The Ballad of Carson McCullers, a Biography (New York, 1965). / L. Graver, Carson McCullers (Minneapolis, 1969).