Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
L

Luther (Martin) (suite)

D’ailleurs, l’histoire des interprétations de Luther est fort instructive ; elle offre un miroir de chacune des époques et de ses tendances idéologiques. Si l’on suit, par exemple, la série des célébrations centenaires de 1517, on constate qu’en 1617 l’orthodoxie luthérienne a honoré en lui le fondateur génial d’un système théologique codifié en une nouvelle scolastique (alors que Luther, s’il est un théologien puissant, s’est avant tout préoccupé de l’actualité prophétique de la Parole et non de l’élaboration d’un système) ; en 1717, on le présente comme l’homme d’un drame intérieur exceptionnel et, partant, comme l’ancêtre des piétistes et des romantiques à venir (alors que, si le moment subjectif tient chez lui une place considérable, toute sa recherche est axée sur la découverte d’une objectivité libératrice) ; en 1817, c’est l’homme de la rupture avec le magistère infaillible que l’on évoque, l’ancêtre de la philosophie des lumières, le pionnier de la tolérance et de l’humanité (alors que, s’il est ennemi de tout obscurantisme, Luther, loin de rejoindre les humanistes, cherche à donner à la foi une autorité sûre) ; en 1917, c’est comme homme allemand qu’on le glorifie, l’ancêtre et le véritable fondateur d’une culture originale et d’une Allemagne indépendante, alors que, encore une fois, il assiste comme effaré à « l’enchaînement des circonstances » et qu’il ne fait appel aux princes qu’en désespoir de cause. Il n’y a pas chez lui de nationalisme, mais l’acceptation réaliste des conditions et limites humaines qui sont les siennes. Et pourtant, qui nierait qu’il a contribué, de manière effective et objective, à l’apparition de la conception allemande de l’État autoritaire ?

Si Nietzsche voit en lui à la fois le libérateur de l’homme et donc du surhomme, il le condamne en même temps comme l’organisateur involontaire d’une sacrilège « jacquerie de l’esprit » ; si, avec Erik H. Erikson, les freudiens voient en lui le dramatique liquidateur d’un complexe paternel et d’une aliénante religion du Père, les marxistes, à la suite d’Engels, saluent en lui le promoteur malheureux d’une révolution sociopolitique dont il n’a pas eu le courage d’assumer les conséquences : pour le 450e anniversaire de 1517, la République démocratique allemande l’a célébré comme un de ses pères idéologiques.

Chacune de ces lectures de Luther est extrêmement suggestive et, parfois, fascinante, mais il n’y a pas de doute : le vrai Luther échappe à toute définition ; sa grandeur complexe est de toutes les transcender. Il reste l’homme qui surprend toujours.


Des saisons en enfer

Né dans une famille de petits-bourgeois d’origine paysanne, Martin Luther passe ses premières années entre un père rude et intéressé et une mère sensible et superstitieuse, à Eisleben, puis à Mansfeld, en Saxe. Sa fui d’enfant est très fortement marquée par les colères et les châtiments paternels, en quoi il ne tarde pas à voir des échos de la sévérité et du jugement divins, et par la croyance de sa mère à l’omniprésence des esprits bons et malins de la création invisible. (L’analyse brillante de E. H. Erikson, si elle met bien en lumière certains des traits de caractère du futur réformateur et leur enracinement dans le climat de sa petite enfance, laisse par trop de côté ce qui est l’essentiel de Luther : la quête spirituelle incessante, exigeante, jamais achevée et pourtant, dès 1517, illuminée par une certitude joyeuse.)

Après avoir fréquenté l’école de Mansfeld, il part, à quatorze ans, pour Magdeburg et passe un an chez les Frères de la vie commune, qui lui font découvrir la Bible. À quinze ans, il poursuit ses études à Eisenach, où sa culture s’épanouit, en particulier dans le domaine musical. À dix-sept ans, en 1501, il entre à l’université d’Erfurt, pour y devenir juriste ; il y subit l’influence du nominalisme et y fréquente un cercle d’humanistes. À vingt ans, il est bachelier ; à vingt-deux, « maître ès arts » : un brillant avenir l’attend. Ses condisciples le décrivent comme « un jeune compagnon de bonne et joyeuse nature, adonné aux études et à la musique ».

Cependant, derrière cette façade paisible et prospère, une question le hante, celle du sens de l’existence. Alors qu’Ulrich von Hutten (1488-1523), pressentant l’énorme accouchement historique qui se prépare, s’écrie superbement : « Il y a plaisir à vivre aujourd’hui », Luther se tient incessamment face à celui qu’il reconnaît comme son créateur et son juge. Sa piété, encore hantée par les superstitions maternelles, l’amène à vivre plus dans la crainte que dans la joie et la simplicité évangéliques : « Nous pâlissions au seul nom du Christ, car on ne nous le présentait jamais que comme un juge sévère, irrité contre nous. On nous disait qu’au jugement dernier il nous demanderait compte de nos péchés, de nos pénitences, de nos œuvres. Et, comme nous ne pouvions nous repentir assez et faire des œuvres suffisantes, il ne nous demeurait, hélas, que la terreur et l’épouvante de sa colère... »

Alors même qu’il vient d’être fait « maître en philosophie » et aborde la carrière juridique, Luther entre soudain au couvent des Augustins d’Erfurt en juillet 1505, surprenant tous ses amis et remplissant son père de fureur. Ce n’est pas une rupture pourtant que cette décision de se vouer à l’idéal monastique, mais bien, dans la ligne de toute son époque, une tentative honnête et désespérée de « devenir vraiment chrétien ». Sans doute des événements extérieurs précipitent-ils cette évolution (accident et blessure au cours d’un voyage, mort d’un ami, coup de foudre déracinant un chêne à côté de lui...) ; mais ce qui le pousse vers la vie monacale, c’est avant tout son inquiétude existentielle, tout entière résumée dans la question pathétique : « Wie krieg ich einen gnädigen Gott ? » (mot à mot : « Comment est-ce que j’obtiens un Dieu miséricordieux ? »).