Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
L

lumières (esprit des)

L’esprit des lumières n’est évidemment pas mort ; enrichi de tout ce qui l’a suivi, il subsiste en notre époque, renié et perfectionné à la fois, comme toutes les attitudes mentales des siècles passés. Mais l’historien peut le dater précisément : c’est dans la première moitié du xviiie s. qu’il a régné ; dès 1750, il commence d’être contesté, même ses adeptes l’assouplissent ou le corrigent.


Bernard Le Bovier de Fontenelle (1657-1757), Pierre Bayle* et John Locke* sont non pas les seuls, mais les plus illustres instigateurs de cette philosophie. Le premier n’était cartésien qu’en physique, il apprenait à la marquise des Entretiens sur la pluralité des mondes (1686) que l’univers est comparable à la scène de l’opéra et qu’il ne sert à rien d’admirer le vol de Phaéton si l’on ignore les poulies et les cordes qui lui permettent de voler. Il remplaçait donc l’émerveillement, l’imagination et l’émoi par la sèche vision des poids et des contrepoids. Il étendait cette méthode aux faits religieux, dénonçait les fourberies des prêtres, la partialité des oracles et les illusions des sauvages. Même l’attraction newtonienne lui parut une idée obscure, une sournoise restauration des propriétés occultes de l’« ancienne philosophie ». Mais ce cartésianisme ne s’étendait pas à la métaphysique. Fontenelle refusait les idées innées, affirmait un sensualisme déterminé, restait sceptique en face des preuves métaphysiques de l’existence de Dieu. Même s’il connaissait mal la philosophie anglaise, son analyse de l’esprit humain le rapprochait de Locke. Celui-ci refusait toutes les métaphysiques et promulguait l’empirisme, qu’exigeait la science moderne. Il étendait son entreprise à la politique, qu’il « démythifiait » et désacralisait ; en justifiant la révolution anglaise de 1688, il accordait au peuple la seule souveraineté authentique. Quant à Bayle, ce n’était sans doute — comme la critique moderne l’a prouvé — qu’un huguenot sincère, mais il comprit que tous les grands systèmes qui prétendaient renforcer le dogme ne parvenaient qu’à l’affaiblir. Pour le sauver, il fallait refuser la discussion. Il fallait se réfugier dans le pyrrhonisme ; ou plutôt le fidéisme, qui sauvait tout. On pouvait recourir à la philosophie de Descartes, ou de Malebranche. Mais l’essentiel demeurait de prouver que toute conciliation entre le dogme et la raison était trompeuse. Émancipée de toute philosophie, la religion échappait aussi à toute morale : les principes du christianisme étaient évidemment inefficaces dans la vie, et les athées avaient souvent plus de valeur morale que les chrétiens.

Les dictionnaires de l’époque indiquent qu’il importe de distinguer — sauf exception — la lumière et les lumières. La lumière est « l’intelligence, la connaissance, la clarté d’esprit ». Ce peut être la lumière naturelle, qui était le seul guide des païens, ou la lumière de l’Évangile. Les lumières sont proprement les « belles connaissances de l’esprit ». Autrement dit, il ne suffit pas d’avoir l’esprit vif et perspicace, il faut encore acquérir du savoir. Descartes a eu raison de dire que le bon sens était répandu chez tous les hommes, et qu’il fallait une méthode rigoureuse. Mais cette méthode sera limitée à la règle de l’évidence, et l’évidence sera bien plus empirique qu’intellectuelle. D’autre part, l’érudition, les faits et les livres ont leur rôle à jouer. Le culte de Descartes dissimule une trahison. Il faut avant tout bien voir et bien décrire, éviter les généralisations hâtives, collectionner les remarques exactes et les observations précises.

Cette démarche s’applique d’abord au monde extérieur. L’homme des lumières et le « philosophe » sont avant tout des savants, ou, s’ils ne le peuvent, ils vénèrent la science et la vulgarisent. Mais qu’est-ce que la science ? Le réel est clair et discontinu. Clair, c’est-à-dire parfaitement intelligible. Discontinu, c’est-à-dire limité à des êtres différents et isolés, dont les seules relations seront mécaniques. Tout serait-il donc compréhensible ? Non pas. Si Dieu existe, il est infini, et la nature est à l’image du créateur. Donc, l’induction n’aura jamais de fin. Chaque rapport pressenti ou supposé entre des faits, des événements ou des êtres ne sera qu’une hypothèse partielle, incertaine, sujette à révision ou à discussion. L’induction implique le progrès et le scepticisme. Le progrès, puisqu’il y a toujours à connaître, et que chaque observation a sa valeur. Le scepticisme, puisqu’on n’arrive jamais au bout.

La vie morale sera soumise aux mêmes principes. Le culte et la pratique de la physique ont appris au philosophe à reconsidérer toutes les relations et toutes les déductions qu’on lui suggère ou qu’il se propose ; il commencera donc par douter de toutes les synthèses éthiques, surtout si elles trahissent un point de vue métaphysique. Dès qu’elles sont trop audacieuses, dès qu’elles fuient le particulier, d’où elles sont nées, pour instaurer une trompeuse universalité, il faut les « décaper » ou les rejeter. En revanche, comme les faits dans la nature, les plaisirs dans l’univers humain ont leur évidence ; ils assurent le bonheur. L’épicurisme va donc s’imposer, mais modernisé, bien éloigné de l’ascétisme antique, ouvert au luxe et à tous les raffinements que les progrès de la science et des techniques peuvent engendrer.

Les abeilles de Bernard de Mandeville (1670-1733) nous l’apprennent évidemment : l’individu, qui est la seule réalité sociale, et le plaisir personnel, qui est la seule réalité morale, forment la plus tranquille et la plus prospère des républiques. Malheureusement, ce libéralisme harmonieux est prématuré. Il faut tenir compte de toutes les réalités différentes et complexes. On peut avec Montesquieu* fonder une science politique qui vise à la même rigueur que la physique : le climat, l’étendue du sol ont leurs exigences ; ils peuvent imposer la démocratie ou le despotisme — mais qu’au moins ces régimes, justifiés scientifiquement, soient purs, dépouillés de toutes les tares que le temps et l’ignorance ont introduites. D’autres imagineront des solutions différentes. Puisque le vulgaire échappe aux lumières, qu’il s’ignore lui-même et se laisse presque toujours aveugler par d’incertaines croyances ou de cruelles superstitions, il faut lui imposer un « despotisme de l’intelligence ». Ce peut être celui d’un prince, comme la Prusse et la Russie le montreront. Ce peut être, comme l’indiquent souvent les innombrables utopies du temps, le joug de lois raisonnables et rigoureuses. Mais ces dictatures ne seront qu’une école de liberté, puisque les hommes, affranchis des préjugés, aiment la vertu, et que les citoyens clairvoyants chérissent l’ordre qui assure la prospérité et le plaisir.