Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
L

Lukács (György) (suite)

Or, l’affirmation du caractère illimité du développement capitaliste est la conséquence d’une analyse partielle (économique) de la totalité. Une analyse totale, donc dialectique, fait apparaître, au contraire, que le développement économiquement illimité du capitalisme produit des effets qui en sont la négation nécessaire : il produit, en particulier, une telle aggravation des conflits de classe et des contradictions au sein de la société qu’il se met lui-même en contradiction et prépare sa fin. « Le prolétariat est donc en même temps le produit de la crise permanente du capitalisme et l’exécuteur des tendances qui poussent le capitalisme à la crise » (Histoire et conscience de classe). La critique de l’économisme conduit Lukács à montrer, en face des « lois pures » de l’économie, l’importance de la prise de conscience des contradictions, qui est un des moments nécessaires du processus historique.


La conscience de classe

C’est au prolétariat que revient la mission historique de la conscience. Par son statut de classe exploitée et dépossédée des richesses qu’elle crée, le prolétariat manifeste l’impuissance où est la bourgeoisie d’assurer le développement de toute la société. C’est pourquoi la conscience qu’il prend de son statut de classe est la conscience de la contradiction qui existe entre les intérêts de la bourgeoisie et ceux de l’ensemble de la société : c’est la conscience de l’être social même de la société. La bourgeoisie ne peut avoir qu’une conscience fausse : celle de ses intérêts ; or, les intérêts du prolétariat sont ceux de toute la société : en s’affirmant comme classe, celui-ci affirme la structure de classe de la société ; en se supprimant comme classe, il supprime la société de classes en général. C’est ce statut privilégié qui fait de la lutte du prolétariat pour son émancipation la lutte de toute la société, et donc de l’humanité, pour sa libération.


L’humanisme

Bien que Lukács ait contesté le rôle qu’il accordait, en 1923, à la prise de conscience, jamais, cependant, ne s’est démentie cette idée que la prise de parti dans la lutte des classes constitue la médiation nécessaire de l’émancipation humaine. Au contraire, l’inspiration profondément humaniste de sa pensée n’a cessé de s’affirmer, et c’est à la dégager et à la développer qu’il s’attachera jusqu’à la fin de sa vie.

Si l’histoire est celle de la lutte des classes, son enjeu est l’avènement de l’homme. C’est l’homme qui est présent dans l’histoire comme sujet, c’est-à-dire à la fois comme repère et comme enjeu, mais comme sujet aliéné : repère absent et enjeu oublié. Le capitalisme a poussé à un point extrême la réification de l’homme, sa transformation en marchandise. Mais ce serait être à son tour victime de l’illusion fétichiste que d’omettre ce qui se joue dans le développement des forces productives et d’oublier que « celles-ci, en définitive, ce sont toujours les hommes et leurs capacités » (Entretiens, 1967). Dans l’histoire des forces productives et des rapports de production, dans leur développement antagoniste se révèle l’aliénation du pouvoir humain de production et de création, donc de l’essence humaine. La catégorie d’aliénation prend dès lors pour Lukács une place décisive dans l’analyse de la totalité ; elle seule permet de saisir la contradiction centrale d’un procès historique entre ce qui est développé et ce qui est nié, contradiction de l’homme lui-même entre ce qu’il est comme producteur-sujet et ce qu’il est comme marchandise-objet. La révolution socialiste est le moyen pour l’homme de retrouver son statut de sujet comme producteur et créateur de sa propre existence, de se réaliser dans son humanité. Ce sont les œuvres de jeunesse de Marx qui servent de référence à l’analyse de Lukács. Celui-ci refuse d’opposer les Manuscrits au Capital ; dans ses Entretiens de 1967, il dit : « Il est nécessaire de procéder à une étude fondamentale de l’aliénation au niveau actuel. Je suis heureux qu’on commence aujourd’hui à étudier le jeune Marx sous ce rapport. Assurément quand on oppose le jeune Marx au Marx de la maturité, c’est une bêtise historique. »

L’alternative fondamentale est donc entre l’humanisation de l’homme et son aliénation : le concept d’aliénation permet cette mise en perspective, en « perspectives de l’homme », pour emprunter l’expression de Roger Garaudy. « La grande erreur de Staline, que le XXe Congrès a déjà vigoureusement redressée, est [d’avoir affirmé] l’aggravation continue des oppositions de classe » (Signification présente du réalisme critique, 1960). La contradiction entre les classes s’avère, dans la perspective de la totalité, c’est-à-dire de l’homme, secondaire par rapport à la lutte de l’homme pour son humanité : c’est pour l’humanisation et le progrès qu’est, en fait, engagé le combat contre la réaction et la déshumanisation. C’est l’expérience de la Seconde Guerre mondiale qui fut, pour Lukács, déterminante dans ce décentrement de l’enjeu, ce déplacement de la contradiction ; la montée du fascisme a fait peser sur l’Europe tout entière le danger de la barbarie. Dans la lutte contre le fascisme, c’est bien plus que l’avenir du socialisme qui est en jeu, c’est l’avenir même de l’homme. L’antistalinisme de Lukács a son origine dans une différence d’appréciation portée sur la situation créée par la guerre : il reproche à Staline d’avoir accentué le conflit de classes et l’opposition capitalisme-socialisme, au lieu d’avoir accepté l’union avec la bourgeoisie progressiste en un front populaire démocratique. Ces thèses sont défendues par Lukács dès 1928, mais bien après la chute de la république des Conseils ouvriers hongrois (Thèses Blum).

En fait, bien après la guerre, Lukács restera partisan de cette stratégie d’union démocratique : on comprend, dès lors, qu’il accueillera favorablement la révolution libérale de 1956, la coexistence pacifique et qu’il condamnera le communisme chinois comme un « nouveau stalinisme ».