Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Louis XV (suite)

La phase de prospérité amorcée vers 1730 continue durant cette dernière partie du règne. Cette richesse se voit sur les marchés, où le grain récolté en abondance se vend bien auprès d’une population en nette augmentation. Elle se lit dans le livre de comptes du marchand fabricant qui fait travailler activement le monde traditionnel de l’échoppe et de la boutique, mais commence aussi à s’intéresser au progrès technique et à la création des premières usines modernes. Plus encore, c’est sur les quais des ports atlantiques où la foule des portefaix, des marins, des brassiers ou des commis d’armateurs ou de négociants s’affaire que l’on peut juger de l’enrichissement de la France.

Mais cette prospérité est inégalement répartie. À la campagne, où les progrès restent très lents, le « coq de village », à la fois propriétaire et fermier, s’enrichit, car il est détendeur d’un surplus de grain qu’il vend sur un marché en hausse. Au contraire, le petit paysan, une fois payés au seigneur et au roi les impôts, n’a qu’un mince profit et connaît certaines années (1747-48) la disette. Si le journalier et l’artisan des villes voient leur salaire nominal s’élever pendant tout le siècle, il arrive aussi souvent que celui-ci ne soit pas en rapport avec la flambée des prix. Cette dernière est d’ailleurs en partie le fait des lourds impôts, d’où la fraude et le banditisme illustré par Louis Mandrin (1724-1755).

La noblesse profite elle aussi moins que la bourgeoisie. Des études récentes ont certes montré que certains de ses membres participent pendant tout le siècle aux entreprises des armateurs et des industriels, mais la fortune de l’ordre est en majeure partie constituée par des biens fonciers qui rapportent moins que le commerce ou l’« industrie ». Il en résulte un appauvrissement relatif de la noblesse et la constitution d’une « plèbe nobiliaire ». Riches ou pauvres, les nobles ont en commun de s’accrocher à leurs privilèges, qui leur assurent de conserver dans un monde en mutation la prééminence sociale. Par l’intermédiaire des nobles de robe — Montesquieu est l’un d’entre eux —, ils agiront contre toute tentative de réforme royale qui les mettrait au rang de la bourgeoisie. Sous couvert de défendre la liberté de la nation tout entière, ils ne se battent que pour leurs privilèges, qu’ils appellent « libertés ».

La bourgeoisie forme une « classe matérielle et mentale » ; elle a atteint sa majorité économique, mais elle reste dans la cité française une mineure. Elle en souffre et commence à contester l’ordre social établi. Elle apprend d’ailleurs à le faire en côtoyant les nobles. Il en est qui l’acceptent dans leur salon, la fréquentent dans les sociétés de pensée, et plus rarement dans les loges maçonniques. Mais jamais la noblesse n’oublie de faire sentir à la bourgeoisie la distance qui les sépare. Porte-parole de la classe sociale tout entière, les bourgeois « à talents » constituent en empruntant parfois à la pensée nobiliaire (la théorie de la séparation des pouvoirs de Montesquieu) une idéologie qui sape les bases du régime. On trouve, chez ces partisans des « lumières », la confiance absolue dans la force de la Raison. C’est l’époque où on lit le premier tome de l’Histoire naturelle de Buffon, où l’on se passionne aux découvertes des explorateurs tels que le Canadien La Vérendrye (1685-1749) en Amérique du Nord, Michel Adanson (1727-1806) au Sénégal, ou Bougainville* et La Pérouse* en Océanie, et où tous ceux qui se piquent d’appartenir à l’élite constituent des cabinets de science ou courent aux expériences électriques de l’abbé Nollet (1700-1770). Par sa raison, l’homme peut pénétrer les mystères de la nature et transformer le monde pour le plus grand bénéfice de l’homme. Appliquée à l’étude des sociétés humaines, la raison peut découvrir l’ordre social voulu par Dieu pour sa créature. L’homme a reçu de lui des droits naturels.

C’est d’abord la liberté ; liberté individuelle, face à l’arbitraire du gouvernement, et l’influence anglaise est ici particulièrement sensible. Liberté aussi de posséder et de disposer pleinement de ses biens, et ce concept nouveau de propriété s’oppose à celui de l’Ancien Régime, « féodal ». Égalité enfin, mais non pas l’égalité absolue « qui est une chimère », mais « égalité naturelle ou morale » (voir l’article égalité dans l’Encyclopédie) qui doit permettre à la classe des propriétaires de diriger ensemble les affaires de la cité. Ces droits naturels, retrouvés et établis, permettront de régénérer une société dont les membres vivant dans la fraternité connaîtront le bonheur. Mais celui-ci est-il possible sans une intervention de l’État que la haute bourgeoisie, avec les libéraux de l’école physiocratique, rejette ? Les petits-bourgeois et l’élite des masses populaires urbaines menacés par l’évolution capitaliste sont quant à eux plus proches de Rousseau. Comme lui, ils prônent une société de petits producteurs libres et égaux ; associés par un pacte, ils maintiendront leur souveraineté mais aussi l’égalité des jouissances. Parmi eux, comme parmi l’élite noble et bourgeoise, apparaît une désaffection qui n’est pas athéisme à l’égard de la religion révélée. Une telle attitude a des répercussions sur le plan politique, puisque la royauté se veut de droit divin.

La montée bourgeoise qui agite tout le siècle rend nécessaire une réforme de structure. La monarchie s’y emploie, d’autant qu’elle est indispensable à sa survie. Faute d’un prélèvement sur toutes les fortunes et donc de l’établissement d’une certaine égalité, la royauté ne peut échapper à la crise financière qui la rend encore plus prisonnière d’une aristocratie égoïste.

La guerre de la Succession d’Autriche (1740-1748) a coûté cher. Elle n’a rien rapporté ; à la stupéfaction de l’Europe, le roi n’a rien exigé de l’Autriche après une guerre victorieuse (Fontenoy, 1745) et a rendu au traité d’Aix-la-Chapelle toutes ses conquêtes. Pour juguler la crise financière, Jean-Baptiste de Machaull* d’Arnouville institue le vingtième (édit de Marly, 1749). Il s’agit d’une taxe de 5 p. 100 sur tous les revenus. Les privilégiés déclarent « la guerre de l’impôt ». Par l’entremise des états provinciaux, de l’assemblée du clergé et plus encore des parlements, qui prétendent former « un seul et unique corps », ils cherchent à contrôler le pouvoir royal. Les parlementaires se servent même des querelles qui opposent la hiérarchie catholique aux jansénistes pour faire au roi des remontrances (affaire des billets de confession, 1752-53). L’agitation est à son comble quand Robert François Damiens (1715-1757), un déséquilibré, blesse le roi d’un coup de canif (1757). Machault recommande au roi de renvoyer Mme de Pompadour pour détourner sur elle et enrayer le mécontentement. C’est elle qui l’emporte, et le contrôleur général des Finances doit se retirer. Mais le roi vient de perdre devant la noblesse la guerre de l’impôt. Le vingtième, dénaturé, retombera sur les membres les plus pauvres du tiers état, et son produit sera presque nul. Dans le même temps, la monarchie subit à l’extérieur des revers qui amoindrissent son prestige. Engagée au côté de l’Autriche dans une guerre contre la Prusse (guerre de Sept* Ans, 1756-1763), elle voit ses armées battues à Rossbach, le 5 novembre 1757. La défaite, véritable « Sedan » du xviiie s. (A. Corvisier), marquera pour longtemps les esprits.