Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
L

loisirs (suite)

Enfin, le rôle conjugal (et particulièrement sous la forme du « devoir conjugal »), lui aussi, a été profondément transformé pour et par la femme. La découverte des moyens d’interventions sur le processus même de la procréation en est la cause scientifique, en interaction avec une mutation des valeurs. Que deviennent les obligations conjugales par rapport aux loisirs des partenaires ?

Dans la société américaine, le rapport A. C. Kinsey avait révélé que, dans 85 p. 100 des cas, la vie sexuelle des Américains et des Américaines ne correspondait pas au modèle idéal défini par la religion dominante. Un ensemble d’activités jusque-là réglées par les lois de l’espèce et le devoir institutionnel entre dans le secteur des activités, dont la fin est d’abord la satisfaction de l’être lui-même pour lui-même. Ce temps gagné sur le travail domestique, le travail éducatif, la loi de l’espèce ou de l’institution est une forme de temps libéré qui peut augmenter, malgré des inégalités, des retards, des résistances, le temps de loisir ou de semi-loisir pour la moitié féminine de la population.


Loisir et étendue des obligations spirituelles et socio-politiques

Dans la société traditionnelle, le repos était imposé comme une obligation religieuse : samedi, jour du sabbat, ou dimanche, jour du Seigneur. Dans les sociétés industrielles avancées on observe que, pour la grande majorité de la population, l’extension de temps libre est accompagnée d’une régression du temps consacré aux activités religieuses. Même dans les sociétés où la pratique religieuse a tenu plus longtemps, le taux de participation plus ou moins régulière a diminué ces cinq dernières années : au Canada (y compris le Québec), il est passé de 40 à environ 30 p. 100 en moyenne. Aux États-Unis, d’après le sondage national sur la jeunesse évoqué plus haut, si 64 p. 100 des jeunes hors universités estiment la religion very important, 38 p. 100 seulement parmi les étudiants sont de cet avis. On sait qu’en France la pratique plus ou moins régulière de la messe ne concerne plus aujourd’hui qu’environ 20 p. 100 des Français. D’autre part, depuis 50 ans, les jeux et les fêtes contrôlés dans les sociétés traditionnelles par l’autorité religieuse de la communauté ont été progressivement réduits pour être remplacés par des loisirs (bals, sports, télévision) qui échappent désormais à cette autorité. Après le concile Vatican II, un des vestiges de cette situation traditionnelle a été aboli : l’autorité cléricale sur les patronages et sur les mouvements de jeunes dont les activités étaient dans la société antérieure sous le contrôle religieux. Il ne fait aucun doute qu’une partie importante du temps occupé par les activités religieuses, les jeux ou les fêtes contrôlés par l’autorité religieuse de l’ancienne communauté locale s’est transformée en activité de loisir choisie par l’individu lui-même dans le cadre du conditionnement social général, mais sous sa propre responsabilité ou celle des groupes organisés ou inorganisés de loisir qu’il a choisis. Un humoriste américain a pu écrire qu’aux États-Unis le jour du Seigneur est devenu pour la majorité le « jour du barbecue » et que la pêche et la chasse tendent à remplacer la prière. Une part des loisirs est née d’une laïcisation des célébrations collectives et de la régression des obligations religieuses ou para-religieuses imposées par la communauté.


Qu’en est-il des activités socio-politiques ?

Il s’agit de la part du temps libre investie dans des activités orientées vers le service de la collectivité sous toutes ses formes politiques et sociales. Le problème est encore plus difficile à résoudre que dans les cas précédents, car les obstacles épistémologiques sont importants et très répandus. Pour la plupart des intellectuels révolutionnaires, réformateurs ou conservateurs, un climat passionnel l’emprisonne dès le départ dans des idées toutes faites. Quant à nous, si nous n’évoquons pas la situation des sociétés industrielles avancées de type socialiste comme l’U. R. S. S. ou la Tchécoslovaquie, c’est faute d’information de sociologie empirique. F. Engels prédisait que la réduction des heures de travail allait permettre à l’ouvrier de participer plus activement aux affaires de la cité. Beaucoup de marxistes actuels ont devant les faits moins d’illusions que lui. Mais, comme ils estiment souhaitable l’accroissement des activités politiques des travailleurs « libérés », ils redoutent le loisir comme un facteur possible de dépolitisation, un nouvel « opium du peuple ». Le danger est réel si les activités de participation sociale et politique ne sont pas davantage encouragées, les conduites des consommations ludiques risquant de provoquer leur déclin.

Dans les budgets-temps des travailleurs de toutes les sociétés industrielles étudiées (1966) par A. Szalai apparaît la part limitée que les activités socio-politiques occupent dans le temps libre. En moyenne, un travailleur dispose chaque jour de 4 heures 7/10 (Bulgarie) à 5 heures 7/10 (États-Unis) de temps libre. Or, la totalité du temps de participation aux organisations de toutes sortes (spirituelles ou socio-politiques) représente de 1 à 3/10 d’heure par jour, soit environ 50 fois moins que le temps consacré aux loisirs (l’autoformation volontaire incluse, soit de 2 à 7/10 par jour). Même en U. R. S. S., où la pression pour le développement des activités socio-politiques est très forte, le nombre des heures annuelles de travail socio-politique d’un ouvrier urbain a baissé de façon spectaculaire de 1924 à 1959 (avant même l’extension de la télévision), passant de 109 à 17 heures.


Problèmes sociaux et culturels

On pourrait s’imaginer que la croissance du temps de loisir ne pose plus que des problèmes individuels qui appartiennent à la vie privée de chacun. Ainsi, les problèmes d’intervention des collectivités publiques seraient inutiles, voire dangereux pour la liberté de chacun. La réalité est tout autre. Certes, la défense des conditions du libre choix est essentiel, mais la croissance du loisir pose des problèmes sociaux parce qu’elle n’est pas égale pour tous. Elle soulève des problèmes culturels, car les contenus du loisir sont régis avant tout en France ou aux États-Unis par l’économie du marché des biens et services de loisir et non par la création des conditions les plus favorables à l’épanouissement de la personnalité de chacun.