Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
L

littérature (suite)

On ne peut décider si l’apport de notre âge littéraire sera fécond du point de vue des créations décisives. Mais il semble qu’il doive témoigner, en France du moins, d’une modification profonde de la nature de l’œuvre, de la sensibilité et du rapport de l’écrivain et du public. En dépit du cadre persistant des genres traditionnels, à vrai dire altérés, il se développe une axiomatique et une rhétorique qui s’appliquent à toutes les espèces de discours (histoire, reportage, roman, littérature populaire ou orale), qui n’entraînent pas cependant toujours un renouvellement des thèmes. Le public se restreint aux lettrés, et l’auteur semble faire des belles-lettres son métier, soucieux de les distinguer (mais aussi de les situer) des réflexions suscitées par la linguistique et le structuralisme. Blanchot proclame la misère intellectuelle de l’écrivain. Le public et le succès sont suspects ; l’exigence de communication subsiste, mais les lecteurs paraissent d’abord la masse du dehors qui pervertit la spécificité de la littérature. D’où l’apparente contradiction de Marguerite Duras*, qui, récusant toute littérature engagée à la façon sartrienne, prétend contribuer à éveiller la conscience de classe par ses romans récents, mais qui déclare ne pas les destiner aux ouvriers de Renault. Les malentendus et les confusions résultent de la conviction que la littérature, distincte de la non-littérature, peut avoir un effet spécifique sur le public, qui ne soit pas politique uniquement, artistique seulement, éthique particulièrement, mais tout à la fois, et parle de l’homme non pas défini, circonscrit, mais de l’homme total, celui qui existe au-delà de tous les interdits et de toutes les aliénations. Comme l’a suggéré Erich Auerbach (1892-1957), comme l’a confirmé György Lukács* avec sa notion de réalisme critique, le roman du xixe s. fonde création et réception de l’œuvre sur la conscience possible : le titre de Dickens* les Grandes Espérances (Great Expectations, 1861) est explicite. La littérature existe par référence à l’histoire et rapporte son discours au mobile du devenir — la classe sociale montante, dit Auerbach ; le prolétariat, affirme Lukács. Une philosophie de l’histoire et une idéologie informent l’œuvre qui dessine l’avenir et la trace d’une plénitude future. Création et lecture, la littérature moderne entend conserver une fonction critique. Mais, plus que découvrir un siècle ou une terre nouvelle, elle veut provoquer une renaissance de l’homme, comme écrivain ou comme lecteur : « C’était avant mon départ pour l’Égypte, note Michel Butor*, c’est-à-dire que cela remonte très loin, car l’Égypte m’a été une seconde terre natale, j’ai vécu pour ainsi dire une seconde enfance » (Portrait de l’artiste en jeune singe, 1967). Cette renaissance s’identifie à la libération absolue. Pour le créateur ou pour le lecteur, la littérature n’est pas le moyen d’une expression, sortir de soi, mais celui de s’écrire et de se produire, de se reconnaître et de se faire lui-même. Tel Hamlet, qui, selon Mallarmé, « lisant au livre de lui-même », « extériorise sur des planches le personnage d’une tragédie intime et occulte », j’écris, je lis moi comme texte. L’écriture se confond avec ce qui est occulte en nous — l’inconscient —, et qui constitue déjà un langage structuré. Lecteur et écrivain ne communiquent plus par la méditation de l’extériorité : le livre et ce qu’il représente, mais par le langage que chacun forge pour soi dans le lieu de l’écriture, et par lequel il fait parler la face cachée de son être. Telle est, selon Philippe Sollers, l’« expérience des limites ». La conscience possible renvoie à des groupes, à des classes ; l’écriture comme création de l’être par lui-même laisse le sujet à son individualité et l’apparente à ses semblables par le refus de l’interdit, de tous les langages mensongers ; elle ne construit pas une nouvelle Babel, mais fait retrouver et reconstruire à tous une symbolique et des mythes humains. Mircea Eliade (né en 1907) a montré le lien de la littérature avec les techniques d’extase et les rites initiatiques, autrement dit avec l’exercice réglé d’une possession du sujet par lui-même et à l’invention d’un sens : l’écriture comme épreuve et comme connaissance conduit à l’Extase matérielle (1967) de Jean Marie Le Clézio (né en 1940) ou à la Part maudite (1949) de Georges Bataille (1897-1962). Julio Cortázar (né en 1914) en rappelle l’origine ludique ; il propose avec Rayuela (1963), un récit à double parcours : les chapitres numérotés de 1 à 155 peuvent se lire continûment ou suivant la séquence chiffrée jusqu’au numéro 55, où trois étoiles figurent le mot fin — le lecteur prend alors la responsabilité de poursuivre sa lecture —, puis selon un ordre indiqué par l’auteur et qui assimile le développement romanesque aux allers et retours de la marelle. L’initiative revient au lecteur, qui doit user de sa liberté. La communication s’établit par la vacance que constitue l’œuvre et non pas par l’accord sur le monde représenté. Les sujets ne se rencontrent plus dans un imaginaire qui s’apparente à l’objectivité externe (le réalisme), mais grâce à l’usage précis de l’écriture, où s’exerce l’aptitude majeure du moi : l’imagination. La littérature n’a pour finalité ni la dénotation, ni la connotation, mais le contact : limitée à elle-même, elle atteint librement l’extériorité et autrui.

Ces thèses de l’école française reposent sur une double dissociation culturelle issue du dualisme cartésien et de la révolution industrielle. Il faut corriger le premier en faisant du langage le lieu du façonnement réciproque du moi et du monde ; mais, suivant la tradition critique du xixe s., bien illustrée par Matthew Arnold (1822-1888), l’expression littéraire continue d’être privilégiée : ramenée à elle-même, elle ne vient pas au contact des objets industriels. La littérature aspire à la saisie de la totalité : manière d’architectonique, le livre à venir se confond avec la structure même de l’esprit ; ouvert, il doit, comme l’a suggéré Conrad Aiken (1889-1973) dans son Ushant (1952), offrir des entrées multiples pour permettre la récréation textuelle. Or, si « tout discours littéraire sent, affirme Mikhaïl Bakhtine, d’une manière plus ou moins aiguë, son auditeur, lecteur, critique, et reflète en lui-même d’éventuelles objections, appréciations », ce dialogue polémique, implicite, non seulement est intertextuel, mais recouvre l’ensemble des modes d’expression. La littérature recherche d’autant plus la pureté qu’elle ne sait comment organiser ce dialogue. Michel Butor rappelle que le livre, objet parmi d’autres, n’est pas le seul support du langage, que le mot n’est pas uniquement un signe sonore, mais aussi un signe visuel, et qu’il peut en conséquence être associé à autre chose. Son livre Mobile (1962) révèle l’influence de la télévision et des voyages en avion : le roman devient un grand panneau noir sur lequel on place des noms ; la progression du texte repose sur des homophonies. L’énumération organisée constitue une totalité organique, une combinatoire des éléments américains. L’auteur a procédé, suivant ses termes, à la manière d’une calculatrice électronique. Les caractères, les dispositions typographiques, les marges, la pagination arrachent le livre à la lettre et en font un tableau. On peut concevoir un livre-affiche qui serait la fin du volume broché et donnerait une dimension spatiale au texte. La saisie de la totalité devient parodique : Richard Horn propose son récit Encyclopedia (1969), succession de fragments classés dans l’ordre alphabétique, comme des articles de dictionnaire. Andy Warhol, dans son roman A (1968) [soit l’article indéfini Un ou A comme Andy], fait du livre un objet pop : la typographie rappelle des collages, et l’argument se présente comme la transcription d’une bande magnétique où ont été enregistrés les conversations et les bruits les plus fous. L’écriture seule n’est pas génératrice de sens, mais aussi la contagion des divers modes de langage. Un objet simple est déjà langage, qu’il soit perçu ou utilisé. L’obsession d’une œuvre totale est la conséquence de la rupture introduite entre le signifiant et le signifié. Le locuteur (auteur ou lecteur) n’est pas le seul qui crée une signification, déjà partout présente. Pour restituer cet équilibre, sans défaire la pureté du discours littéraire, il faut ajouter bruits, choses, images. Loin de reconduire à l’asservissement de l’œuvre-représentation, ces divers langages jouent entre eux selon des rapports critiques. Par là, une littérature qui n’entend pas être celle d’une duplication du réel, mais qui reste descriptive (Robbe-Grillet, Ricardou) prendrait un relief. Dans 6 810 000 Litres d’eau par seconde, étude stéréophonique, Butor a tenté de donner cette œuvre totale où la parole dénonce la rhétorique, désigne nos présupposés culturels et appréhende l’extériorité. Destiné à la radio, 6 810 000 Litres... conserve dans la forme imprimée, par un jeu de signes et de typographie, la dimension multiple que devrait lui donner l’oral.