Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
L

littérature (suite)

L’origine sacrée de toute littérature orale fait que l’expérience religieuse est souvent un substrat de l’expression ou même de l’argument. Le mythe de la descente aux Enfers, issu de séances d’extase, prend des formes laïques et figure la recherche des pouvoirs humains dans leur unité : le héros, tel Orphée, est à la fois musicien, médecin et magicien. L’euphorie de l’extase s’apparente à celle du récitant ; le poète devient le prophète de la communauté. Bien qu’elle soit débarrassée d’éléments magico-religieux, la littérature orale reçoit ainsi un pouvoir spécifique qui s’ajoute à sa fonction d’éducation : elle désigne la puissance humaine qui ne rompt pas avec le monde divin. Sécularisée, elle conserve du champ religieux la force de l’incantation et le moyen de la fascination ; elle entreprend de présenter le monde terrestre comme une totalité. Adaptant les mythes à la réalité quotidienne, elle arrache tout événement à l’anecdote. L’histoire doit se calquer sur le modèle mythique, sans doute suivant le procédé de répétition propre à toute littérature fondée sur la mémoire et qui doit porter en elle le principe de son maintien, mais aussi parce que tout élément nouveau, étranger, exotique, surprenant, traumatique, doit s’adapter aux traditions locales par son identification à des archétypes. Le discours littéraire oral fonde l’équilibre culturel ; par nature unitaire, il organise les disparates et métamorphose le réel. Le discours religieux rapporte une vérité fixée et ce qui est arrivé une fois pour toutes ; il désigne l’éternité et, par là même, rejette l’accidentel des temps. Il appartient à la littérature orale profane de révéler le fond des choses ainsi abandonnées à elles-mêmes. C’est pourquoi son invention n’abolit jamais les modèles des mythes premiers, qui lui permettent de représenter l’histoire et la personnalité ainsi que d’en rendre compte.

Originairement, l’opposition de la parole profane et de la parole sacrée n’est pas de nature, mais de fonction ; elle reproduit l’organisation temporelle et spatiale du groupe : « La différence, a noté Mircea Eliade, entre le texte oral sacré et un texte, disons, profane est parfois assez nettement sentie dans nombre de sociétés archaïques. Chez certains primitifs, on n’est pas libre de raconter les histoires vraies, c’est-à-dire les mythes, n’importe quand et n’importe où. Un mythe a sa place dans un laps de temps sacré : la nuit, la saison sacrée, les intervalles des grands rituels [...]. » La littérature devient profane lorsque le phénomène langagier doit exprimer non seulement le pacte originel, religieux, mais aussi la vie immédiate. Toute littérature sacrée est, à quelque degré, profane (Étiemble rappelle l’hymne à l’amour humain du Cantique des cantiques), si elle n’entend constituer un ensemble isolé des expressions séculaires et, par là même, se priver du pouvoir de convaincre. Plus essentiellement, elle est cléricale : une élite reçoit la charge de maintenir un langage plus ou moins ésotérique et au sens souvent douteux ; enfin, elle se réduit au texte sacré, qui se confond avec la vérité du cosmos et de la révélation, et dont la spécificité est préservée soit par la parole orale, soit par l’écriture : les druides ne livraient rien à la graphie et évitaient ainsi toute contamination profane ; les scribes d’Égypte et les brahmanes de l’Inde usaient de langues artificielles assez éloignées du parler populaire : le vieil égyptien et le sanskrit. Dans l’Occident chrétien, le latin, d’abord l’instrument de la liturgie, tint le même rôle. La traduction en langue vulgaire de la Bible, au moment de la Réforme, commence de briser la clôture du sacré. Et ce n’est pas un des moindres paradoxes qu’aujourd’hui le Livre des livres soit un best-seller de l’édition et que les traductions aient eu une influence non négligeable dans l’évolution d’une littérature (Grande-Bretagne) ou même contribué largement à faire passer une langue vernaculaire de l’oral à l’écrit, comme à Madagascar. La laïcisation de la littérature résulte de la moindre importance de la classe sacerdotale, qui doit partager son pouvoir avec les chefs militaires ou l’autorité civile, à la suite d’événements politiques (en Inde, en Égypte, à Rome) ou de changements économiques (en Europe au xvie s.). Le phénomène peut être autoritaire : en 213 av. J.-C. furent détruits en Chine, sur ordre de l’empereur, les textes identifiés au langage sacré, en particulier le Shijing (Che-king) et le Shujing (Chou-king). Il peut être ainsi la conséquence de vastes migrations et de la nécessaire « ethnicisation » de toute diffusion culturelle. Dans son ouvrage l’Héritage indo-européen à Rome (1949-50), Georges Dumézil a montré que la pensée védique — la religion de l’Inde ancienne — s’est sécularisée à Rome : les Latins conservent les cadres théologiques et rituels indo-européens, mais les adaptent à une pensée historique et non plus mythique, politique et non pas morale, nationale et non pas cosmique. L’histoire des origines de la ville, des premiers rois n’est autre que l’argument démarqué du Rigveda. En Inde même, la littérature sacrée, mais aussi populaire grâce à la transmission orale, protégée par les transcriptions en sanskrit, a empêché pratiquement tout développement d’un secteur laïque en annexant des problèmes séculiers (éléments juridiques, sociologiques). Le passage du sacré au profane suppose une conscience du devenir historique libérée de tout présupposé mythique ou religieux. L’évolution du théâtre dans l’Égypte ancienne, à Athènes et en France (des mystères médiévaux à Corneille) offre un bon exemple de laïcisation. Jean-Pierre Vernant (« Œdipe sans complexe », dans Psychologie et marxisme, 1971) estime que les tragédies de Sophocle, dont les sources rituelles sont assurées, traduisent la séparation des plans divins et humains, et, en conséquence, la profanation du sacré : la notion de fatalité exprime les ambiguïtés et les difficultés de cette indépendance philosophique naissante.