Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
L

Léonard de Vinci (suite)

Les premières peintures conservées de Léonard se situent dans la tradition plastique florentine, très écrite et un peu sèche. Lippi, Verrocchio, Ghirlandaio sont présents dans les Madones Litta et Benois (toutes deux à l’Ermitage), les Annonciations, le Saint Jérôme inachevé du Vatican, vigoureuse et sculpturale étude d’anatomie. L’Adoration des Mages des Offices ne se distingue que par la conception originale de la scène : elle substitue aux somptueux cortèges, dont Gozzoli* a donné le plus bel exemple, l’image d’une foule éparse et comme prise de panique devant la vision insolite. Mais les œuvres milanaises — est-ce l’influence des paysages humides et gras de la Lombardie ? — vont apporter le modelé vaporeux et la moiteur du « sfumato », les tons glauques des lointains : ainsi la Vierge aux rochers, avec son mystérieux fond d’eaux et d’aiguilles rocheuses fondues dans la lumière, par-delà la demi-obscurité de la grotte. Et le choc produit par la Cène — seule grande œuvre achevée, hélas à demi-morte — ne tient pas seulement à la nouveauté de la composition, qui reprend celle d’Andrea* del Castagno, mais divise les apôtres en groupes livrés à d’anxieux apartés : drame psychologique devant l’annonce de la trahison et l’incertitude sur le traître ; une nouveauté d’égale importance est la fusion spatiale que réalisent ce moelleux de la couleur, ce demi-jour où baignent les personnages avant l’échappée du fond sur les collines bleues.

L’autre attrait neuf de Léonard peintre est l’énigme des visages, dans les tableaux de la dernière époque : l’étrange conception de la Vierge, l’Enfant Jésus et sainte Anne, où, tandis que la Vierge se jette sur l’Enfant comme pour le protéger, sainte Anne reste immobile et souriante, sorte de sphinge annonciatrice d’un destin inéluctable ; la beauté pensive et calme de la Joconde, d’une Léda craintive et lointaine, du Saint Jean-Baptiste et du Bacchus. Qu’il s’agisse d’un portrait de dame florentine — Mona Lisa, femme de Francesco del Giocondo — ou de figures imaginées, c’est le même sourire ironique et doux, le même visage androgyne, avec cette « tendre mélancolie » qui enchantait Stendhal : images de rêve, qui symbolisent le mystère de l’univers pour l’esthétisme décadent de la fin du xixe s. Mais, pour ceux-là même qu’agace une certaine « jocondolâtrie », la création léonardesque garde sa signification historique et sa valeur de symbole.

Quant aux dessins, tous nos contemporains admettent qu’ils suffisent à classer Léonard parmi les plus grands maîtres. On en connaît plusieurs milliers, dont aucun n’est indifférent. La plupart sont des croquis explicatifs d’un texte, ce qui d’ailleurs n’exclut pas leur valeur esthétique. Mais, en ne considérant que les dessins isolés et les grands albums de Windsor et de l’Ambrosienne, on demeure stupéfié par leur intensité, leur frémissement de vie comme par leur variété.

Variété des techniques : dessins à la pointe d’argent de la jeunesse, que détrônent peu à peu les sanguines, les dessins à la pierre noire relevés de craie blanche, plus moelleux et subtils ; et, constamment, dessins à la plume, plus cursifs, commentaires d’un texte ou premier jet d’une composition. Variété aussi des styles : certains dessins ont la tranchante précision de l’orfèvrerie ou de la médaille, tel ce morceau d’apparat (assez exceptionnel) qu’est le célèbre profil d’homme casqué du British Museum ; d’autres se réduisent à des jeux de courbes et de boucles qui suggèrent le mouvement en profondeur avec une force singulière (études de chats, combats de cavaliers pour la Bataille d’Anghiari). La variété des thèmes n’est pas moindre puisqu’ils reflètent tout l’univers de Léonard : celui du savant, déjà évoqué, et celui de l’artiste. Ce sont les multiples études pour L’Adoration des Mages, les Vierges, la Cène, la Bataille, passionnantes parce qu’elles permettent de suivre les hésitations multiples, les crises de conscience du créateur ; ce sont les « têtes d’expression », parfois héroïques, plus souvent grimaçantes, voire caricaturales, qui opposent durement les âges et les caractères ; ce sont les études d’animaux et avant tout de chevaux, les études de fleurs et de branches, à la fois pleines d’amour et presque inquiétantes de précision et d’intensité ; ce sont enfin les paysages, tantôt d’une nature bucolique avec ses laboureurs et ses semeurs, tantôt d’un monde élémentaire et convulsif : les images du Déluge comptent parmi les plus étonnantes inventions de Léonard.

C’est à ce personnage du « grand rêveur » que les hommes ont été surtout sensibles au cours des âges. L’impact du peintre a été considérable, si l’on en juge par la multiplicité des variantes et copies du xvie s. — qui posent de difficiles problèmes aux critiques —, par le reflet de Léonard chez certains cadets florentins épris de raffinement, Lorenzo di Credi (1456-1537) ou Piero di Cosimo (1462-1521), et par l’importance de son influence en Lombardie, avec un groupe robuste et parfois rustique : Bernardino Luini (v. 1485-1532), Ambrogio De Predis (1455 - v. 1510), Giovanni Antonio Boltraffio (1467-1516).

Dernière grande figure du quattrocento, il est aussi l’initiateur de la « Haute Renaissance » : on perçoit son reflet chez Raphaël (qui s’est inspiré des apôtres de Milan pour son École d’Athènes), chez Fra Bartolomeo (1472-1517), chez Andrea del Sarto (1486-1530). Mais il faut retenir surtout la traînée lumineuse que son inquiétude et sa curiosité universelle ont laissée à travers quatre siècles : Rubens et Prud’hon, Goethe, Stendhal et Valéry l’ont salué comme le modèle du peintre, mais aussi de l’homme universel, du savant associé au poète et à l’artiste.

P. G.

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