Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
L

Lenz (Jakob Michael Reinhold) (suite)

Le Précepteur et les Soldats sont ses meilleures pièces ; il est vrai que les autres sont ébauchées ou bien sont des traductions. Dans l’un et l’autre cas, il s’agit de sujets d’actualité, de la peinture d’un aspect de la société contemporaine qui entraîne des situations tragiques et qui pourrait être réformé ; Lenz, réaliste critique, a laissé un tableau social de son temps dont les accents ont été bien placés, même si certains personnages, par leurs attitudes et leur langage, semblaient plutôt relever de la charge ou de la farce. Le poète veut frapper ; il veut même quelquefois choquer, en tout cas amener le spectateur à se poser des questions : c’est son côté le plus moderne, ressenti par Wedekind* et plus encore par Brecht*.

Le Précepteur porte en sous-titre : « les Avantages de l’éducation privée ». Déclaration ironique, puisque le précepteur séduit la fille de la maison, et puis, quand les amants sont séparés, le désespoir et l’impuissance poussent le malheureux à attenter à sa virilité. C’est l’autre aspect du drame : la situation irrémédiablement subalterne des maîtres d’école aussi longtemps que l’école n’est pas une institution publique. Plusieurs types de nobles complètent le tableau : les uns méprisants et vains, d’autres compréhensifs et proches des roturiers ; les scènes de la vie des étudiants sont colorées et violentes. Point d’unité dans le lieu de l’action, à peine dans l’action elle-même ou dans le langage ; mais beaucoup de vie, un sens aigu des contrastes, des dialogues parfois haletants, parfois ralentis comme à plaisir.

Dans les Soldats, Lenz a posé, en termes plus nets encore, une autre question, sur laquelle il est revenu dans des écrits polémiques, celle des filles séduites par les militaires. Les règlements d’alors, dans les États allemands, faisaient défense aux militaires d’être suivis de leur famille ; pour cette raison, beaucoup d’officiers étaient célibataires, et, quand une unité s’installait dans une ville, les pères mettaient leurs filles sous clé. L’histoire qui est retracée dans les Soldats est celle d’une honnête fille de marchands qui, pour avoir prêté attention aux compliments de l’officier Desportes, plutôt que de rester fidèle à son prétendant ordinaire, ira de déboire en désespoir, pour finir dans la rue. La femme est victime aussi bien de sa faiblesse que de son éducation ; son père n’a pas cherché à voir le danger, tant il a de plaisir à voir ces messieurs les officiers fréquenter sa boutique. De cet esprit borné et soumis, le cynisme des séducteurs profite sans peine ; les officiers sont peints ici sans indulgence. L’humanité est le fait d’une dame éclairée qui s’efforce en même temps d’aider la jeune femme et de convaincre le commandant qu’il faudrait changer le règlement qui interdit aux officiers de vivre en famille. Les Soldats sont probablement la plus colorée et aussi la plus contrastée des pièces de Lenz ; la critique sociale est fondée sur des observations précises, les contrastes sont appuyés, le vocabulaire, toujours savoureux, est souvent cru, et la gamme des expressions très étendue.

Les hommes apparaissent esclaves de leurs pulsions instinctives, l’inévitable est partout présent, et les êtres sont déterminés sans retour par les passions et par les contraintes sociales. On peut le voir en particulier dans le Nouveau Menoza, drame au déroulement brutal, mais où l’on ne trouve plus les traits de réalisme qui distinguaient les autres œuvres. Là encore, le tragi-comique est le mode auquel Lenz recourt le plus volontiers. D’autre part, celui-ci a réussi avec son Pandaemonium Germanicum une vive satire des hommes de lettres de son temps, qu’il ne craint pas de désigner nommément ; c’est dans cette comédie qu’il semble le plus libre ; ses obsessions habituelles ont disparu ; il joue sans contrainte avec les mots et les situations.

Ce n’était qu’un intermède dans une carrière où les dons se sont dévorés eux-mêmes : sa subjectivité démesurée, son besoin de pousser à l’extrême émotions et rêveries rendaient difficile son rapport avec le monde. Dans ses relations avec Goethe se mêlent une admiration sans mesure et comme une impatience outrée de n’être pas un autre Goethe. Aussi fut-il épris, lui aussi, de la blonde Friederike Brion et voulut-il faire un Werther à sa façon avec son Waldbruder, qui est un solitaire, homme des bois au verbe haut, qui veut être en tout le plus pur naturel. Après son départ de Weimar, il dut aller de refuge en refuge ; il fut recueilli finalement par le pasteur Oberlin dans un village des Vosges, où il eut une crise grave, qui a marqué la fin de sa période de création : elle a été retracée, dans le cadre du pays vosgien et avec une poignante intensité, dans une nouvelle de Georg Büchner*.

Ramené à Riga par son frère, Lenz voulut devenir professeur et se plongea dans des études de pédagogie. Après quelques années, il alla vivre à Moscou, où il fut recueilli par un officier ami. Un temps, il a travaillé à un Boris Godounov, dont une scène a été retrouvée.

Il mourut à quarante et un ans. Ses pièces avaient à peine été jouées. Elles sont demeurées un siècle durant dans l’oubli, d’où elles ont été tirées au début de notre siècle par des hommes de théâtre naturalistes, puis expressionnistes. Modernisé par les metteurs en scène, Lenz apparut désormais comme un précurseur du théâtre contemporain, avec son goût des contrastes, des outrances et ses intentions de critique sociale. Brecht a fait, par exemple, une adaptation du Précepteur, dont il a concentré l’action et où il a fortement accentué les traits typiquement allemands des personnages, pour la jeune fille comme pour le maître d’école devenu typiquement « prussien », ce à quoi Lenz n’avait pas songé, les maîtres d’école prussiens n’ayant pas de son temps la réputation qu’ils ont acquise au xixe s.

P. G.

 E. Genton, Jacob Michael Reinhold Lenz et la scène allemande (Didier, 1966). / R. Girard, Lenz. Genèse d’une dramaturgie du tragi-comique (Klincksieck, 1968).