Lautréamont (Isidore Ducasse, dit le comte de) (suite)
Mais l’ironie est aussi une arme de destruction. Elle autorise l’enfoncement des ongles longs de Maldoror dans la poitrine d’un enfant « de façon qu’il ne meure pas », se jouant, sadique, de sa naïveté ; ou bien encore l’envahissement d’une armée de poux mise en mouvement par Maldoror pour attaquer la ville jusque dans ses fondements. Avant de parvenir à l’établissement de cette rhétorique nouvelle, il est nécessaire de saper ce qui existe, et plus particulièrement la société présente, dont ce long poème est une contestation au second degré.
Cette destruction systématique et parfois terrifiante est beaucoup moins le fait d’un esprit malin ou malade qu’une volonté de provoquer la stupéfaction : « Ce sentiment de remarquable stupéfaction [...] j’ai fait tous mes efforts pour le produire. » Lautréamont, par le choc qu’il provoque sur le lecteur, contraint celui-ci à une interrogation sur les problèmes essentiels : Dieu, l’homme, le bien, le mal. Il le mène à une tension telle qu’elle peut le pousser à agir dans la pratique, car « la poésie doit avoir pour but la vérité pratique ». Il n’est pas question d’obliger le lecteur à imiter le comportement stupéfiant de Maldoror, mais de faire en sorte que ce lecteur réagisse devant le récit des faits et des méfaits et qu’il en tire une « morale », de façon qu’ils ne se produisent plus. Mais surtout, par la composition même des Chants, Lautréamont ordonne une « logique » qui n’est plus celle qui est limitée par les cadres prêts à penser, exemplaires, qui forcent l’homme à se soumettre à des lois qui ont prouvé depuis longtemps leur inefficacité puisque les hommes continuent de s’ignorer, que le créateur ignore l’homme et que le mal, malgré la morale moralisante, sévit encore, en dépit de tous les efforts réunis pour le camoufler. La « morale » dont il se fait le « défenseur énergique » est celle qui permettrait à l’homme d’être lui-même responsable de sa causalité et de suivre les pulsions et les impulsions qui lui sont commandées non par un ordre extérieur, qu’il soit divin ou humain, mais par son propre désir, suivant une vérité qui ne serait plus celle des stéréotypes, mais des modèles qu’il découvre lui-même, peu à peu, et qu’il ne craindrait pas de mettre aussitôt en question, de la même manière que la phrase de Lautréamont se détruit au fur et à mesure de sa prononciation, dès qu’elle ne répond plus à cette exigence fondamentale qui est de « traquer avec le scalpel de l’analyse les fugitives apparitions de la vérité jusque dans ses derniers retranchements ». Celui qui a pu affirmer que l’on peut être « beau [...] comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie » a ouvert la voie à une poésie qui n’avait plus aucune commune mesure avec celle de ses prédécesseurs. Par les cadres nouveaux qu’il trace déjà dans cette comparaison, Lautréamont permet la venue possible d’« une nouvelle race d’esprit » qui irait de pair avec l’avènement de cette « rhétorique nouvelle ». C’est ainsi que le souhait formulé par Lautréamont pourrait devenir effectif : « La poésie doit être faite par tous et non par un. »
M. B.
G. Bachelard, Lautréamont (Corti, 1939). / M. Blanchot, Lautréamont et Sade (Éd. de Minuit, 1949 ; nouv. éd., U. G. E., 1967). / M. Pleynet, Lautréamont par lui-même (Éd. du Seuil, 1967). / F. Caradec, Isidore Ducasse, comte de Lautréamont (la Table ronde, 1970). / M. Chaleil (sous la dir. de), Lautréamont, numéro spécial d’Entretiens (Subervie, Rodez, 1971). / M. Philip, Lectures de Lautréamont (A. Colin, 1971). / R. Faurisson, A-t-on lu Lautréamont ? (Gallimard, 1972). / C. Bouché, Lautréamont, du lieu commun à la parodie (Larousse, 1974).