Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
L

langue (suite)

La syntaxe, quant à elle, comporte deux parties : la base et les transformations. En effet, on postule l’existence d’une base dans laquelle, à chaque interprétation sémantique différente possible pour une même phrase, correspond une structure différente. Toute phrase ambiguë comporte dans la base deux structures différentes, qui, après l’application des transformations (les opérations qui se produisent dans la deuxième partie de la syntaxe), finissent par prendre une forme semblable. Prenons l’exemple du SN la critique de Chomsky, dont on a montré précédemment que l’ambiguïté n’était pas représentable par l’analyse en constituants immédiats. Ce SN sera « désambiguïsé » si l’on suppose dans la base les deux possibilités suivantes :
1o X critique Chomsky ;
2o Chomsky critique X.

Ces deux phrases deviendront après application d’une transformation que l’on appelle nominalisation, puisqu’elle a pour effet de transformer une phrase en SN : 1o la critique de Chomsky de X (faite par X) ; 2o la critique de X de Chomsky (faite par Chomsky). Dans les deux cas, il y a ensuite effacement de de X. Cette phrase, qui n’est pas ambiguë dans la base (puisqu’elle possède deux structures parfaitement différenciées), l’est devenue dans la phrase réalisée.

Les règles contenues dans les deux parties de la syntaxe sont très différentes. Effectivement, la base donne une représentation des structures de phrase sous la forme de règles assez proches de celles de l’analyse en constituants immédiats. Les générativistes ont reconnu que cette représentation de la syntaxe, si elle était insuffisante, puisqu’il y a des faits qui lui échappent, présentait malgré tout un grand intérêt, en particulier pour la représentation de la structure des phrases. Les règles de la structure des phrases sont de la forme X → Y, où la flèche signifie : chaque fois que l’on rencontre X, il faut le remplacer par Y. C’est ainsi que l’on pourrait avoir une grammaire simple du français permettant d’engendrer la phrase Le buffle court vite.

La dérivation de cette phrase nous permet de passer, en appliquant les règles, successivement à P ; SN . SV ; Dét . N . SV ; Dét . N . V. Adv ; le N . V . Adv ; le . buffle . V . Adv ; le . buffle . court . Adv ; le . buffle . court . vite.

On peut donner une représentation graphique de cette dérivation sous forme d’indicateur syntagmatique :

Les règles contenues dans cette base doivent pouvoir rendre compte de la créativité du langage, c’est-à-dire qu’elles doivent être récursives. On dit qu’un symbole est récursif s’il figure de part et d’autre de la flèche dans la règle ; c’est le cas de l’élément Z dans les règles suivantes, où il peut être :
— récursif à droite : Z → A Z (type illustré par le SP en français) ;
— récursif à gauche : Z → Z A (type illustré par le génitif saxon en anglais) ;
— auto-enchâssant : Z → A Z B (type illustré en français par certaines constructions de phrases, comme L’homme est mort, L’homme que le chien a mordu est mort, L’homme que le chien que le chat a poursuivi a mordu est mort. [Il faut remarquer que cette dernière phrase est à la limite de l’acceptabilité, même si elle est tout à fait grammaticale].)

La partie transformationnelle de la syntaxe comporte des règles d’une nature différente. En effet, il ne s’agit plus seulement de règles de formation permettant de connaître la structure de la phrase, il s’agit de former les phrases effectivement réalisées. C’est ainsi qu’un certain nombre d’opérations qui n’étaient pas concevables dans la première partie de la syntaxe (permutations, effacements, additions) seront permises dans cette partie, puisqu’il ne s’agit plus de formation des phrases au sens structurel. Les transformations peuvent être de deux types, selon qu’elles concernent une opération portant sur une seule phrase ou sur deux phrases : ce sont des transformations singulières ou des transformations généralisées. Comme exemple de transformation singulière : celle qui transformera la phrase active Pierre aime Marie en la passive correspondante Marie est aimée de Pierre. Comme exemple de transformation généralisée : la coordination qui permet, à partir des deux phrases Charles mange une tarte, Charles mange un baba, de former la phrase unique Charles mange une tarte et un baba.

Les transformations généralisées ont une importance particulière dans la grammaire du fait qu’il est toujours possible de pratiquer une transformation généralisée à partir de deux phrases qui sont déjà des produits de transformations généralisées : elles sont récursives. Ainsi, à partir de Charles mange une tarte et un baba et de Charles boit du sirop et du whisky, on peut produire la phrase Charles mange une tarte et un baba, et boit du sirop et du whisky.

À la syntaxe revêtant la forme qui vient d’être décrite vont être appliquées les deux composantes interprétatives. La composante sémantique s’applique sur la base, là où les phrases ne sont pas ambiguës. Elle permettra ainsi de montrer que le SN la critique de Chomsky peut avoir deux sens différents, qui correspondent aux deux formes apparaissant dans la base. La composante phonologique « traduit » la phrase en une suite de sons. Ainsi, la phrase Le buffle court vite, qui est produite dans la base, peut devenir par l’application d’une transformation qui lui donnera une forme interrogative Le buffle court-il vite ? L’interprétation sémantique donnera un sens à cette phrase à partir de sa structure, et l’interprétation phonologique la transformera en ce qui est effectivement produit : /lәbyflәkurtilvit/.

La dichotomie théorique entre le code sous-jacent (la langue ou la compétence) et l’utilisation qui en est faite (la parole ou la performance) entraîne donc d’importantes différences méthodologiques selon la façon dont ces deux notions sont définies. Mais l’importance de ces concepts se manifeste également dans les différences méthodologiques entre linguistes appartenant à des écoles structuralistes dont les principes théoriques peuvent être rapprochés : on peut mettre en rapport la différence entre la méthodologie américaine (fondée sur la distribution) et la méthodologie européenne (fondée sur la commutation) avec le fait que les Américains (qui, cependant, connaissaient les travaux de Saussure) n’ont pas utilisé le concept de langue.

F. R.