Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
L

langue (suite)

De même, on établira l’existence d’un morphème en montrant qu’il peut commuter avec un autre morphème ; par exemple, le mot mutation est constitué de deux morphèmes : le premier morphème, mut-, commute avec fond- dans fondation, et le second morphème, -ation, commute avec -ons dans mutons. Ainsi, les morphèmes pourront être classés dans des catégories différentes selon les possibilités de commutation qu’ils offrent : fond- et mut- entreront dans la même catégorie du fait qu’ils apparaissent tous les deux devant une autre catégorie qui comporte les morphèmes -ation, -ons..., groupe qui pourra, par la suite, être affiné grâce à d’autres commutations. Ainsi, les deux morphèmes rare- et vire- auraient pu, dans une analyse rapide, être classés dans la même catégorie, puisqu’ils sont tous les deux susceptibles d’apparaître devant -ment. Mais l’analyse des autres commutations possibles montrera qu’il existe deux morphèmes -ment différents, puisque, d’une part, rare et vire, quand ils apparaissent seuls, n’auront pas les mêmes distributions dans les phrases et que, d’autre part, ils ne pourront pas entrer en composition avec les mêmes morphèmes : seul le second -ment pourra commuter avec -ons. L’analyse montre donc qu’il existe deux types de rapports fondamentaux entre les éléments linguistiques : les éléments qui sont situés à l’intérieur d’une même chaîne parlée (par exemple vire- et -ment dans l’exemple pris plus haut) entretiennent des rapports syntagmatiques (F. de Saussure disait que c’était des rapports in praesentia). Quant aux éléments susceptibles de commuter les uns avec les autres à l’intérieur d’une même classe, en un même point de la chaîne parlée, ils entretiennent des rapports paradigmatiques (dont F. de Saussure disait qu’ils étaient in absentia) : c’est le cas de fond- et de mut-, qui sont en rapport paradigmatique devant le morphème -ation.

Si les possibilités de construire une syntaxe à partir de la théorie saussurienne sont presque inexistantes, il y a eu néanmoins des analyses syntaxiques dans le cadre de certaines théories structuralistes. Les distributionalistes américains ont mis au point la méthode des constituants immédiats, dont le principe est la possibilité de commutation entre plusieurs morphèmes et un morphème unique. Ainsi, dans la phrase Le vieux singe court dans le champ, vieux singe peut commuter avec vieillard, et le champ avec Paris. Les deux morphèmes initiaux (vieux) et (singe) sont constituants immédiats de l’unité de niveau immédiatement supérieur (vieux singe), que l’on peut, par convention, appeler GN (groupe nominal) pour le distinguer du SN (le vieux singe) [syntagme nominal], constitué par la combinaison du déterminant (le) et du GN (vieux singe).

Un certain nombre de représentations graphiques ont été proposées pour représenter cette analyse en constituants immédiats, parmi lesquelles la boîte de Hockett :

Cette analyse donne des renseignements très précis sur la structure des phrases et a l’avantage de ne grouper les éléments que sur des bases formelles. Elle permet donc d’éviter bien des erreurs introduites dans la grammaire traditionnelle au cours de l’analyse des éléments par leurs fonctions.


Critique du modèle structuraliste

Mais cette analyse a également un certain nombre de défauts, en raison desquels il faudra la compléter au moyen d’un modèle plus puissant :
— Elle ne peut pas rendre compte du fait que des phrases qui ont un aspect formel semblable peuvent être de structures tout à fait différentes. Ainsi, les phrases L’enfant a été retrouvé par un malheureux clochard et L’enfant a été retrouvé par un heureux hasard ont une même structure : SN . SV . SP (syntagme nominal, syntagme verbal, syntagme prépositionnel). Cette ressemblance superficielle ne permettra pas à l’analyse en constituants immédiats de montrer la différence fondamentale entre ces deux phrases : à la première peut correspondre une phrase Un malheureux clochard a retrouvé l’enfant, mais il n’y a rien de tel pour la seconde.
— Il n’est pas possible, dans le cadre de l’analyse en constituants immédiats, de montrer que des phrases apparemment très différentes entretiennent en fait une certaine relation (ex. phrase active/phrase passive, dont l’aspect superficiel est différent).
— On ne peut rendre compte de la notion de type de phrase. Il n’est donc pas possible d’établir que Est-ce que Pierre viendra ? Pierre viendra-t-il ? Crois-tu que Pierre viendra ? sont trois phrases interrogatives obtenues à partir de l’affirmative Pierre viendra.
— Il est impossible d’établir la structure des constituants discontinus : ainsi, un constituant comme la négation en français, morphème unique représenté par deux éléments qui ne sont pas contigus, ne pourra pas être représenté dans le cadre de cette analyse, fondée sur l’ordre linéaire de l’énoncé.
— Si certaines ambiguïtés peuvent être représentées par deux structures différentes, comme c’est le cas pour la phrase Je reçois le livre de Mauriac, dans laquelle le SP de Mauriac peut concerner soit le livre, soit l’origine de l’envoi — (je) (reçois) (le livre de Mauriac) ou bien (je) (reçois) (le livre) (de Mauriac) —, il en est d’autres qui ne peuvent pas être levées dans le cadre de cette analyse, par exemple : Cette critique de Chomsky est intéressante.


Le modèle génératif

C’est essentiellement dans Structures syntaxiques (1957) que N. Chomsky a fait ces critiques contre l’analyse en constituants immédiats. Dans Aspects de la théorie syntaxique (1965), il établit un nouveau type de grammaire fondé sur sa conception nouvelle de la compétence. Cette grammaire est dite « générative » parce qu’elle doit être conçue comme un mécanisme qui engendre les phrases d’une langue. La partie centrale de cette grammaire est donc la syntaxe, non seulement parce que c’est une conséquence directe de la conception de la compétence intégrant la notion de créativité, mais aussi parce que les deux composantes interprétatives ne peuvent pas occuper cette place centrale : la phonologie, qui transforme les phrases produites par la syntaxe en suites phonétiques, et la sémantique, qui donne un sens aux phrases. La syntaxe les précède nécessairement, puisque la phonologie, pour donner une forme phonétique, suppose que les phrases soient déjà formées et que la sémantique, pour donner aux phrases une interprétation, suppose que l’on sache déjà quelque chose sur leur structure ; par exemple, si elles sont ambiguës, c’est-à-dire s’il y a deux structures syntaxiques possibles, il y aura deux interprétations sémantiques possibles.