Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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langage (suite)

Langage et pensée

Langage et pensée sont des différenciations de la fonction symbolique devant aboutir à une intégration ou l’un devient l’expression de l’autre. Mais, dès leur apparition, ils constituent des fonctions distinctes, ayant une nature propre et des conditions spécifiques de développement. Avant de pouvoir être intégrés, il faut qu’ils existent pour eux-mêmes. Aussi si solidaires qu’ils soient, les rapports entre le langage et la pensée ne peuvent que varier selon les différentes étapes de développement.

Entre la deuxième et la quatrième année, c’est l’étape de leur constitution respective qui se réalise sous la dépendance directe de la maturation de la fonction symbolique. Celle-ci paraît avoir comme essence la capacité de mettre en ordre et en relation les éléments dédoublés et dissociés dé l’expérience sensori-motrice, et comme condition la formation d’un espace mental superposé à l’espace réel. Le langage et la pensée du jeune enfant manifestent directement ces possibilités fonctionnelles. Ses dénominations et ses questions « ça », « que c’est » reflètent les opérations de substitution de sa pensée. La question « où » traduit l’évocation et marque la constitution de l’espace mental (fin de la deuxième année). Au cours de la troisième année, les questions de l’enfant « comment », « pourquoi », « quand » constituent les ébauches des opérations de mise en relation, ses énumérations traduisent un effort d’analyse, de même que des analogies qu’il devient capable d’établir manifestent les débuts de la comparaison.

Après leur constitution, le langage et la pensée se développent d’une façon plus ou moins autonome, dans des conditions assez différentes. La pensée de l’enfant se trouve aux prises avec le monde de ses expériences variées, complexes et changeantes. Son langage se trouve par contre devant un système de signes bien structurés, porteur d’un savoir déjà élaboré et des connaissances bien mises en relation. Mais l’enfant n’est pas encore capable de l’utiliser comme tel, et c’est là une source de conflits et de contradictions entre son langage et sa pensée. En tout cas, il n’a aucune conscience de leurs fonctions spécifiques. Langage et pensée font partie de ses capacités, et il pense, il parle comme il court, il manipule en fonction de ses besoins pratiques, affectifs et ludiques. Ainsi, dans ses rapports avec l’entourage, son langage est impératif et optatif ; il est l’expression de ses désirs et de ses impatiences. Dans son activité pratique, l’enfant ponctue ses gestes de paroles. C’est le langage d’accompagnement, qui devient peu à peu le langage-consigne — avec lequel il annonce et ordonne les péripéties de son action —, avant de devenir plus tard le langage intérieur. L’enfant peut aussi jouer avec son langage dans les comptines, où, à travers la recherche des effets articulatoires et sonores, il arrive à en maîtriser les aspects moteurs et rythmiques. Il joue aussi avec sa pensée dans ses fictions, où se mêle souvent d’ailleurs le langage. Ces usages multiples contribuent au développement du langage et de la pensée, mais les enchaînent aussi à l’action et à l’affectivité.

C’est vers six ans que l’enfant commence à prendre conscience de son langage et de sa pensée. La maturation semble amener une prépondérance de l’activité préfrontale sur celle des centres sous-jacents, ce qui permet à l’enfant de multiplier les perspectives et les plans de son activité : au plan pratique de l’action et de l’affectivité s’ajoute notamment un plan de connaissance. Le développement de l’enfant s’accélère alors. Piaget*, dans son œuvre monumentale, a montré d’une façon détaillée la constitution progressive des opérations fondamentales de la pensée. Wallon, dans ses études sur les Origines de la pensée chez l’enfant (1945), a montré les efforts de l’enfant pour dissocier son langage et sa pensée des adhérences subjectives, pour analyser les objets, les situations, et les représenter distinctement ainsi que pour analyser les mots, préciser leurs sens et les approprier aux choses et à la pensée. Sans doute les exercices scolaires contribuent-ils beaucoup à ce développement. L’apprentissage de la lecture et de l’écriture aide l’enfant à prendre conscience de la fonction du langage. De même, les exercices de vocabulaire et de grammaire permettent à l’enfant d’analyser et de reconnaître sa structure sémantique et syntaxique.

Vers dix ou onze ans, le langage et la pensée sont bien différenciés dans leur fonction et s’intègrent chez l’enfant dans une structure nouvelle où le langage est l’expression de la pensée, l’instrument et le matériel de ses opérations.


Langage et personnalité

L’animal agit directement sur l’environnement par des moyens sensori-moteurs. L’homme y ajoute des moyens symboliques. Son action devient médiatisée par la connaissance, dont le langage est l’instrument privilégié d’objectivation et de conservation, d’où naissent la culture et l’histoire.

L’enfant se développe ainsi sous l’influence d’un double héritage : l’aptitude symbolique, que lui transmet l’espèce et qui est inscrite dans la structure de son cerveau, lui permet le langage, qui lui ouvre l’accès à la culture. Par le langage, sa personnalité tout entière est transformée. Dès l’âge de trois ans, le je, le mien, qu’il apprend à utiliser et qu’il oppose au tu, au tien, lui permettent de se distinguer d’autrui, de passer d’une perspective à une autre, de s’individualiser et de prendre conscience de lui-même. Chez l’adulte, la conscience de soi, du monde, de la société, de l’histoire... s’opère essentiellement par la médiation du langage.

Le langage est ainsi l’expression non seulement de la pensée, mais de toute la personnalité. Il devient un moyen d’action non directe sur les choses, mais médiatisée par autrui. Des professions comme celles d’avocat, de politicien, d’enseignant, etc., ne visent rien d’autre qu’à s’exprimer soi-même dans le dessein de modifier autrui pour l’amener finalement à des actions voulues. C’est un mode d’action que le tout jeune enfant utilise déjà en recourant à ses expressions émotionnelles (cris, pleurs, mimiques, etc.), mais qui trouve dans le langage un instrument infiniment plus riche, plus souple et plus efficace, mais pouvant aussi être pernicieux et néfaste : la parole sauve ou tue, éduque ou corrompt...

Finalement, le langage, pour l’individu, est à la fois un système de signes et un pouvoir de l’utiliser. Il est une activité psychique totale.

T. T.

➙ Animal / Enfant / Intelligence / Langue.