Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
L

Lacan (Jacques) (suite)

L’Autre

Par là il ne faut pas entendre une autre personne, dont l’Inconscient serait le porte-parole. Bien au contraire, l’altérité dans le système lacanien se fait radicale, dégagée de toute hypostase divine ou humaine. L’Autre, c’est le lieu étranger d’où émane tout discours : lieu de la famille, de la loi, du père dans la théorie freudienne, lieu de l’histoire et des positions sociales, lieu où est renvoyée toute subjectivité ; dire que l’Inconscient est le discours de l’Autre, c’est réaffirmer de façon déterministe qu’un discours « libre » n’existe pas, et c’est en donner la loi. L’Autre est aussi une place dans la structure du sujet : car, de même que l’Autre n’est pas une personne, mais un lieu, de même le sujet n’est pas un point, mais le résultat d’une structure complexe. C’est sur un événement précis, le seul qui advienne au sujet individuel dans le cours de sa biographie, que Lacan construit cette structure qui délimite les actions sans changement possible : le stade du miroir, découverte clinique effectuée par Lacan, est l’étape par laquelle l’enfant en bas âge (entre six et dix-huit mois) s’appréhende comme sujet autonome et acquiert l’image de lui-même en se reconnaissant dans un miroir. L’enfant est encore à cette époque dans une dépendance extrême, incapable de se nourrir et de parler ; la reconnaissance de l’image dans le miroir le fait passer de l’insuffisance à l’anticipation : anticipation de ce que sera son corps adulte, autonome et pris dans le réseau du langage.

Le passage qui se fait là est essentiel : il assure au sujet une image complète de lui-même et pose l’instance du Moi, mais, comme le dit Lacan, « dans une ligne de fiction ». Le Moi comme fiction résulte de la confrontation dans le miroir du sujet et de la distance qui le sépare de ses images ; la fiction provient encore de la structure du sujet, qui, dès lors, s’avère. Les instances posées par Freud du Surmoi, du Moi et du Ça se retrouvent dans un rapport tel que la métaphore des niveaux y disparaît. Le Surmoi devient le symbolique, lieu de l’ordre, de la loi, place du discours paternel (ainsi se fait l’inscription de la psychanalyse dans l’anthropologie : car le symbolique est l’ordre de la culture au sens ethnologique) ; le Moi devient l’imaginaire, lieu de la fiction, de la variété, de la variabilité, des accessoires de la subjectivité, mobiles et fragiles. Le Ça n’a de place que par antiphrase : c’est le lieu des non-lieux, la cause absente de la structure, que Lacan désigne sous le nom de réel ; sa production dans l’organisation subjective se situe au plan des objets du désir. Pour Freud, les objets du désir sont multiples, mais dépendent d’une relation fondamentale à tout type d’objet, qu’il appelle relation d’objet ; pour Melanie Klein*, l’objet est clivé en « bon » ou « mauvais » objet, selon une relation pivotante et instable d’où dépend le rapport du sujet au monde. Lacan va plus loin dans la systématisation de l’objet : il nomme « objet a » l’objet générique de tous les objets du désir : partiel, détaché, déchet ; l’objet a est la trace de l’étrangeté dans le sujet, marque d’une coupure irréversible : c’est pourquoi Lacan affecte le sujet d’une barre, signe de la Spaltung désignée par Freud ($ ; cf. les schémas « L », qui représentent cette structure).


Le langage

« Le langage est la condition de l’Inconscient », dit Lacan, renversant ainsi l’énoncé ancien selon lequel « l’Inconscient est la condition du langage ». La découverte freudienne montre un langage troué, dont les trébuchements sont autant d’éléments de son fonctionnement : là est le signe d’une structuration de l’Inconscient. Freud en a donné les règles : condensation (Verdichtung) et déplacement (Verschiebung) sont les deux mécanismes du « dialecte » de l’Inconscient ; Lacan reformule au moyen de catégories linguistiques : métaphore, équivalent de condensation, métonymie, équivalent de déplacement, se regroupent sous la fonction générale de transposition (Entstellung), définie comme « glissement du signifié sous le signifiant » (l’Instance de la lettre dans l’Inconscient, 1957). Le signifiant et son rapport au signifié sont les bases de la linguistique promue par Saussure à l’état de discipline scientifique ; Lacan refond ces rapports d’homologie

et montre la fonction constituante du signifiant seul. C’est que le langage est corps, pris dans une matérialité spécifique : ainsi, dans l’analyse de l’homme aux loups (1918), Freud montre comment une lettre (W) peut subir des « lésions symboliques » (se transformant par retournement en deux oreilles de loup : ʍ, ou bien, absente du mot Wespe [la guêpe] elle montre les initiales du patient : S. P.). La lettre est ainsi « structure essentiellement localisée du signifiant », élément simple de la chaîne signifiante, structure de composition du signifiant, qui, selon les lois d’un ordre fermé, forme des « anneaux dont le collier se scelle dans l’anneau d’un autre collier fait d’anneaux ». Le langage, par le rapport de signifiant à signifiant (et non plus de signifiant à signifié), par les interruptions, les lacunes dont l’Inconscient est le produit, se lit grâce à la ponctuation. Lacan reprend ce terme de grammaire et en fait le support de sa pratique analytique : la ponctuation, c’est aussi le rythme des séances, l’écoute du discours de l’analysé, c’est la pratique du temps, que Freud appelle régression et par laquelle le langage agit sur le réel. C’est ici que se conjoignent les deux énoncés : l’Inconscient, parce qu’il est structuré comme un langage, est le discours de l’Autre. Tout mot de langage est à entendre dans son rapport ponctué à d’autres mots, présents ou absents ; tout rapport à l’Autre (sujet, objet, monde) est le produit de cette structuration de culture qui pense le sujet à sa place. À sa place : là où il se tient réellement, c’est-à-dire au lieu de ses déterminations matérielles et idéologiques ; et pour lui, qui ne sait pas quand il pense.

Lacan subvertit par là l’axe idéaliste de la philosophie fondée sur l’affirmation du sujet autonome pensant ; il énonce à la suite de Freud : « Je pense où je ne suis pas, donc je suis où je ne pense pas » (l’Instance de la lettre dans l’Inconscient). La théorie de l’Inconscient devient avec Lacan le support d’une anthropologie nouvelle.

C. B.-C.