Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
K

Keaton (Buster) (suite)

Contrairement aux films comiques, qui ne sont rien d’autre qu’une mise en images de numéros de music-hall, les chefs-d’œuvre de Keaton étonnent aujourd’hui par l’intelligence profonde de leur réalisation : rien qui soit laissé au hasard ; chaque plan semble prémédité et en harmonie parfaite avec le sens général de la séquence ; les gags ne se contentent pas d’exister : ils se répondent, se chevauchent, s’amplifient en une admirable logique de l’absurde. Ce cinéma-là est un cinéma de la « respiration », où la poésie ne paraît jamais surajoutée ou ornementale. Il existe dans le personnage créé par Keaton une sorte d’obstination imaginative qui parvient à se rendre maîtresse des éléments extérieurs (objets ou même cataclysmes naturels) en leur imposant un équilibre personnel, où la tendresse et l’ingéniosité bricoleuse jouent un rôle primordial. Le chantage au sentiment n’existe guère — ce qui différencie notamment Keaton de Chaplin ; aussi est-il normal que la complicité directe avec le public soit parfois plus délicate et plus difficile. Cela expliquerait en partie la curieuse désaffection qu’a connue Keaton pendant une trentaine d’années. « Une analyse détaillée de l’élaboration du travail et de l’évolution du gag chez Keaton permettrait de montrer comment il a porté à son achèvement la forme du gag burlesque telle qu’elle s’était plus ou moins fixée dans cet « âge d’or » du rire cinématographique, dont il est sans doute le plus parfait représentant, et telle qu’elle n’a guère évolué depuis. Concentrant, à l’intérieur d’un comportement « autre » de bout en bout par rapport au comportement normal vis-à-vis des objets, les vertus contradictoires d’un objet par rapport à lui, conjuguant la positivité et la négativité de cet objet dans un même cadre de situation et selon la logique même de cet objet, pour ensuite dépasser la contradiction contenue dans l’objet pour une utilisation supérieure de celui-ci, Keaton a introduit le maximum d’intensité et de variété possible à l’intérieur d’un même gag et par là porte le gag burlesque à une perfection dont peuvent se vanter peu de formes esthétiques » (Jean Patrick Lebel).

J.-L. P.

 B. Keaton et C. Samuels, My Wonderful World of Slapstick (New York, 1960). / J.-P. Coursodon, Buster Keaton et Cie (Seghers, 1964). / J. P. Lebel, Buster Keaton (Éd. universitaires, 1964). / M. Oms, Buster Keaton (Serdoc, Lyon, 1964). / R. Blesh, Keaton (New York, 1966). / D. W. McCaffrey, Four Great Comedians (Londres, 1968). / D. Robinson, Buster Keaton (Londres, 1969). / M. Denis, « Buster Keaton », dans Anthologie du cinéma, t. VII (C. I. B., 1971). / J. P. Coursodon, Buster Keaton (Seghers, 1973).

Keats (John)

Poète anglais (Londres 1795 - Rome 1821).


Le destin a peu favorisé Keats, dont la brève existence illustre si bien sa métaphore : « La vie est le sommeil de l’Indien au fond de sa pirogue, au-dessus du rapide qui va l’engloutir. » Orphelin tôt, Keats meurt jeune. Parce que, comme il le dit à Benjamin Haydon, « pour ce qui est des moyens d’existence je ne veux pas écrire pour les assurer, car je refuse de concourir avec le plus vulgaire des milieux, le littéraire », la pauvreté, l’isolement restent constamment son lot. Et si Shelley* éprouve pour lui une estime apitoyée (Adonais, 1821), l’aristocratique Byron* le méprise. Quant à la critique, indifférente pour ses premiers Poems (1817), accablant Endymion (1818) et son auteur, elle ne consent, enfin, à lui rendre un timide hommage qu’au terme de ses jours. Pourtant, son nom n’a pas après tout été « écrit sur l’onde ». Le romantisme européen, déjà riche du Werther de Goethe, des Lyrical Ballads de Wordsworth et Coleridge, des Hymnes à la nuit de Novalis, du René de Chateaubriand, de Childe Harold de Byron, de la Reine Mab de Shelley, s’ouvre à une nouvelle dimension quand Keats, apprenti chirurgien depuis 1811, entre modestement en poésie avec « Imitation of Spenser » (v. 1814). Ses parrains se nomment Homère (« On First Looking into Chapman’s Homer », 1815), Spenser* bien sûr. Shakespeare aussi, étudié sérieusement en 1817. Keats ne s’attarde pas à l’accessoire, querelles politiques ou privées comme les affectionne son ami Leigh Hunt (1784-1859), débats littéraires sur le classicisme et le romantisme, agitation journalistique à propos de l’école lakiste et de l’« école cockney ». D’instinct, il va à ce qu’il considère comme l’essentiel : la beauté. « Beauté est vérité, vérité est beauté ; c’est tout ce que vous savez sur terre, et tout ce que vous avez besoin de savoir » (« Ode on a Grecian Urn », 1820). Pour Keats, « l’excellence de tout art réside dans son intensité ». Dans la lettre à B. Bailey (22 nov. 1817), il proclame la primauté de l’imagination, du cœur, des sensations face à la pensée ; et en 1818, encore, « si la poésie ne vient pas aussi naturellement que les feuilles à un arbre, elle ferait mieux de ne pas venir du tout ». Mais, maîtrisant petit à petit la profusion négligée qu’il tient de Hunt, Keats atteint à ce « bel excès » qui se manifeste dans une œuvre où la dualité clarté-ombre ne cesse d’apparaître en filigrane. D’un côté, on trouve des poèmes inondés de la beauté lumineuse, nette, équilibrée, sereine et féconde, nourrie à la mythologie grecque (« Fragment of an Ode to Maia », 1818 ; « Ode on a Grecian Urn », 1820). La quête de l’« objet de beauté » conduit alors, sur les pas d’Endymion (1818), dans les régions où le lyrisme de Keats réveille Pan, Vénus, Cybèle ou Phébus et ressuscite dans leur jeunesse retrouvée la grandeur des mythes païens (Hypérion, 1819). Sa vision suivant les grandes pulsations de la vie, dans les flots de l’océan (« On the Sea », 1817), à travers l’inépuisable fécondité des saisons (« To Autumn », 1819) — car « la poésie de la terre jamais ne meurt » (« The Grasshopper and the Cricket », 1816) —, il trouve alors sa joie non dans l’élan religieux d’un Wordsworth ou idéaliste d’un Shelley, mais dans la communion extatique avec la nature (« The Thrush to the Poet », 1818 ; « To a Nightingale », 1819). Tournée vers la mélancolie (« On the Elgin Marbles », 1817 ; « Ode on Melancholy », 1819) devant la « rude destruction » de la beauté par le temps, l’autre face de son génie illustre cette negative capability qu’il définit en 1817 comme « la capacité d’un homme à demeurer au milieu d’incertitudes, de mystère, de doutes, sans s’évertuer à atteindre des faits et de la logique ». Puisant au vieux fonds des traditions populaires et littéraires (Boccace, Robert Burton, Alain Chartier, Shakespeare), son art fait surgir des poèmes auréolés de légende. Fantastiques et d’une stylisation de peinture primitive (« Isabella », 1818), enveloppés de frimas, de grâces, d’enluminures, de luxe symbolique et hiératique dans la pénombre (« The Eve of St Agnes », 1819) de mystère, de paysages désolés, de mort (« la Belle Dame sans merci », 1819), ces poèmes feront l’admiration des préraphaélites, qui reconnaîtront Keats comme leur maître, et plus tard, d’Oscar Wilde* et des décadents. Et, parce que, « plénitude, rondeur, succulence, duvet, saturation et éclat, il y a en lui tout de la pêche » (Ch. Du Bos), son influence, au-delà des Victoriens et de Tennyson, s’étendra jusqu’à nos jours chez V. Watkins.

D. S.-F.

 W. J. Bate, John Keats (Cambridge, Mass., 1963). / A. Ward, John Keats, the Making of a Poet (Londres, 1964). / G. A. Astre, John Keats (Seghers, 1967). / R. Gittings, John Keats (Londres, 1968).