Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
K

Kant (Emmanuel) (suite)

La représentation comme telle implique une activité d’unification du divers, une activité de synthèse. À partir de là, il est possible de compliquer le schéma précédent et de conclure que l’homme est pourvu de quatre facultés, dont l’une est simplement réceptive — c’est la sensibilité —, tandis que les autres sont proprement actives — ce sont l’imagination (schématisme des concepts purs), l’entendement (analytique transcendantale) et la raison (dialectique transcendantale). En tant qu’activité, la synthèse est le fait de l’imagination ; en tant qu’unité, elle renvoie à l’entendement, et comme totalité à la raison. Chacune des trois Critiques définit une hiérarchie différente de ces facultés selon que le pouvoir législatif appartient à l’entendement (Critique de la raison pure), à la raison pure pratique (Critique de la raison pratique) et à l’imagination (Critique de la faculté de juger ou Critique du jugement).


L’intérêt spéculatif

Selon Kant, le développement de l’histoire de la philosophie est déterminé par la nature de la raison humaine. « La raison humaine a cette destinée singulière, dans un genre de ses connaissances, d’être accablée de questions qu’elle ne saurait éviter, car elles lui sont imposées par sa nature même, mais auxquelles elle ne peut répondre parce qu’elles dépassent totalement le pouvoir de la raison humaine » (Critique de la raison pure). À un engouement irréfléchi pour la métaphysique — car il s’agit bien de cela — succède un « indifférentisme » prétentieux. Le dogmatisme et le scepticisme ont en commun d’engendrer le chaos et les ténèbres dans les sciences. Que l’on refuse de se laisser tromper plus longtemps par une apparence de savoir, et la raison doit entreprendre de nouveau la plus difficile de ses tâches, qui est la connaissance de soi-même, et instituer le tribunal qui la garantira dans ses justes prétentions tout en condamnant ses visées présomptueuses. La Critique de la raison pure est ce tribunal.

Kant avoue avec franchise que c’est l’avertissement de Hume qui interrompt d’abord son « sommeil dogmatique ». Or, le point de départ de Hume, le problème de la relation de cause à effet, est d’ordre épistémologique. Kant reproche à Hume de ne pas avoir saisi le problème dans toute son ampleur, sans, cependant, critiquer son option épistémologique. Par ailleurs, la méthodologie newtonienne, qui intègre l’utilisation des mathématiques et le recours à l’expérience, le convainc de l’inanité d’une définition formaliste de la vérité.

Tout jugement vrai exige la « subsomption » d’une intuition sensible sous le concept. Un concept pur auquel n’est lié aucune intuition sensible est une forme vide.

Par rapport à cette définition, Kant pose le problème de la possibilité des jugements synthétiques a priori — ce qui revient à poser le problème de la validité de la physique newtonienne — et aboutit au principe transcendantal qui soumet les phénomènes (c’est-à-dire le réel tel qu’il nous apparaît, délimité à l’intérieur des formes a priori de la sensibilité, l’espace et le temps) aux catégories ou concepts a priori de l’entendement. Ces catégories, sous « l’unité originairement synthétique de l’aperception », définissent les conditions de possibilité de l’expérience, qui est à la base de toutes nos connaissances.

Le monde nouménal (c’est-à-dire le monde de la « chose en soi » par opposition au « monde des phénomènes ») est défini et présenté comme support des phénomènes : il est par là même inconnaissable.

La Critique de la raison pure dénonce la vocation antinomique de la raison (à savoir qu’à l’occasion d’un problème proposé par la raison elle-même celle-ci ne peut s’empêcher d’apporter deux solutions contradictoires) et ne lui confère plus qu’un rôle régulateur. En condamnant l’usage transcendant des idées rationnelles, le criticisme rend vain tout effort d’élaboration d’une métaphysique (au sens dogmatique du terme). L’Absolu, qui n’est pas absent de la spéculation kantienne, n’apparaît plus que sous la forme d’une exigence, d’un idéal.

Une telle définition restrictive de l’Absolu est une conséquence de la position épistémologique initiale de Kant.


L’intérêt pratique

Cependant, l’esprit frondeur de Kant cache, au regard d’attitudes plus radicales (comme celle de Nietzsche, notamment) un certain conservatisme. Si l’Absolu reste une exigence qui ne peut jamais être atteinte et assumée par la raison spéculative, il prend la forme d’un impératif catégorique pour la raison pratique. En obéissant à la loi pure morale, l’homme accède au monde nouménal sans pour autant accroître son savoir.

Du piétisme de Spener, la morale kantienne retient, en même temps que la conception rigide de la loi et le sentiment de la difficulté du devoir, l’idée que le principe de la morale et de la religion n’est pas dans l’entendement, mais dans la volonté.

À l’idée wolffienne, qui assimile conduite parfaite et conduite conséquente avec elle-même, Kant ajoute l’idée d’élan intérieur propre aux moralistes britanniques et refuse de réduire l’exigence de l’universalité de la raison à un calcul purement intellectuel.

La lecture de Rousseau le confirme dans sa croyance en l’autonomie du sujet moral et le persuade de l’égalité en dignité des hommes. Contre Leibniz, qui affirme l’identité d’essence et d’usage de la raison pure et de la raison pratique, Kant établit une distinction entre l’usage humain de la raison pure (connaître un objet) et celui de la raison pratique (connaître son devoir). Alors que pour Leibniz l’amour de soi bien compris est la voie du salut, Kant oppose amour et moralité, le sujet individuel et le sujet autonome, et découvre par cette distinction la contrainte du devoir.

Être moral consiste à se représenter en elle-même la loi qui émane de la raison et à faire de cette représentation le principe déterminant de la volonté. La loi pure morale, a priori et opposée à ce qui est, en tant que devoir-être, peut cependant se réaliser par la volonté. C’est qu’en effet les êtres raisonnables possèdent la faculté d’agir selon la représentation des lois, tandis que la volonté n’est autre que ce pouvoir d’agir selon les règles que l’on se représente. La volonté peut être sollicitée par des principes dont la nécessité lui apparaît comme une contrainte et prend la forme d’un impératif. L’obligation morale étant formelle et inconditionnée, Kant est conduit à poser le problème de la possibilité des impératifs catégoriques. En ce sens, il retrouve le problème qui l’a occupé au début de la Critique de la raison pure, puisque les impératifs catégoriques, à l’inverse des impératifs hypothétiques, simplement analytiques (la volonté des moyens étant toujours contenue dans la volonté de la fin), sont synthétiques (car ils lient la volonté à la loi) et a priori. Le terme premier de la morale kantienne n’est plus ni le bien ni l’utile, mais le devoir.

La Critique de la raison pratique opère à l’aide de trois synthèses toujours plus grandes en extension.

La première synthèse doit lier l’idée d’une volonté bonne à celle d’une législation universelle et ne peut devenir effective qu’à l’aide du concept de liberté : seule une volonté libre peut se déterminer selon la forme.

Une distinction radicale subsiste alors entre une volonté coïncidant avec la raison et une individualité prisonnière des désirs. Afin de surmonter une telle dualité, Kant doit répondre à la question du mobile moral qui n’est autre que le sentiment du respect causé par la loi et ayant la loi pour objet.

Une dernière synthèse est à réaliser, celle de la raison théorique et de la raison pratique, qui doit aboutir à la réconciliation de la nature et de la valeur. Le lien de la vertu et du bonheur s’établit de manière synthétique à l’intérieur du concept de souverain Bien.