Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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juridiques (sciences) (suite)

La tradition autoritaire émane de deux origines spécifiquement distinctes : la tradition monarchiste et la tradition jacobine, la première apparaissant en réaction contre la tradition féodale, la seconde la prolongeant d’une manière assez paradoxale : le principe de la souveraineté de la nation donne une force considérable (et combien menaçante derrière la fiction de la volonté générale) au nouveau souverain, le peuple, et à la norme de droit que celui-ci va sécréter. L’État rationalisé de la Constituante est un État tout-puissant dont le monarque a été simplement changé.

La tradition libérale lutte contre la première, cherchant à limiter les manifestations trop marquées du courant autoritaire : la limitation des pouvoirs (le « pouvoir arrête le pouvoir »), la reconnaissance des droits fondamentaux des citoyens, la théorie des « libertés publiques » apparaissent dès la Révolution, mais se magnifient et prennent leur force, au service du respect des droits des citoyens, sous la IIIe République. Un grand courant de pensée vient renouveler en France la recherche et l’enseignement du droit public, ainsi que la philosophie de ce droit, de la fin du xixe s. à nos jours. Ce courant se caractérise par le refus de considérer que le droit dépend du « libre caprice » des États et des gouvernements. Cette foi est commune à Duguit et à Hauriou les grands publicistes de ce temps, et, au-delà des différences de vocabulaire, fait l’unité profonde de l’école française libérale, hostile à tout ce qui veut confisquer les « valeurs humaines » au profit de l’appareil purement politique. Ce courant de pensée (qui bâtit pour une très large part notre droit administratif) souhaite un droit public restreint et des institutions garantissant les libertés fondamentales : l’État est un mal nécessaire ; il doit faire sentir le moins possible sa présence aux administrés.

• Les sources juridiques. Elles ne sont probablement pas ici les plus riches. Longtemps, le droit public ne put, de ce fait, rivaliser avec la splendeur des droits privés, fondés sur des textes prestigieux qui, dès l’Empire, font pendant plus d’un siècle l’objet des recherches et de l’exégèse des professeurs. Certes, des sources écrites existent, mais à ce point fragiles, éphémères que seules certaines peuvent être reconnues comme ayant une valeur constante : la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789, reprise par les préambules de 1946 et de 1958, le sénatus-consulte du 28 pluviôse an VIII créant le soubassement durable de l’organisation administrative française, quelques lois de portée « institutionnelle » enfin, loi départementale de 1871, municipale de 1884, séparation de l’Église et de l’État (1905), loi d’août 1948 créant un pouvoir réglementaire autonome au profit du gouvernement, etc.

La jurisprudence des tribunaux a eu au sein de ces sources proprement juridiques un rôle capital. La spécialisation d’un juge, le juge administratif, pour dire le droit régissant les rapports des particuliers et de la puissance publique a créé un corps de règles remarquables, d’une étonnante richesse et qui allait, dans l’ensemble, protéger les individus face au pouvoir. Le droit administratif devra ce trait à une doctrine des juges d’une constante qualité, tout à l’honneur de magistrats qui surent, littéralement, faire sortir du néant une norme s’imposant à la puissance publique elle-même.


Le droit constitutionnel : une instabilité extrême

Un heurt de concepts — les thèmes contre-révolutionnaires et les thèmes libéraux — explique jusqu’à nos jours l’instabilité en quelque sorte congénitale du droit constitutionnel français.

Le processus d’élaboration d’un droit qui, une fois l’immobilisme brisé par l’impulsion révolutionnaire, aurait dû se révéler une norme progressiste va, d’entrée de jeu, être ralenti : les Bourbons vont vouloir revenir en arrière et ramener le droit public dans un sens plus conforme à une société traditionnelle. Une société atomisée, individualisée, sans élite n’entre guère dans leurs vues. Un curieux retour en arrière va se dessiner, affectant le plus fragile de tous nos droits, partagé entre deux tendances éternelles, la primauté de l’Exécutif ou celle du Parlement.

Le droit constitutionnel va subir en 1815 l’influence des vues de Joseph de Maistre, qui dominent la contre-révolution : Louis XVIII fait partie d’une race providentielle qui n’a jamais cessé de régner ; le texte qui va régir la vie politique des Français va être une charte « octroyée » par le plaisir du prince. L’aristocratie, certes, n’a plus ni pouvoir privé ni privilège : on l’avantagera en fait en lui donnant des places ; le « cens », qui donne le pouvoir d’électoral (et celui d’éligibilité), prendra essentiellement en considération l’impôt payé au titre de la richesse foncière, par opposition à ceux qui sont assis sur l’activité commerciale (patente). L’État français, enfin, sera un État religieux. « La société politique et la société religieuse forment la société civile » (Bonald). Le roi tient, d’ailleurs, son pouvoir de Dieu, la souveraineté est de droit divin, et en aucune manière d’origine populaire. Ainsi, les penseurs de la monarchie restaurée ne peuvent être que très hostiles aux concepts révolutionnaires : l’édifice constitutionnel va s’en ressentir profondément.

Les « libéraux » répondent à ces conceptions juridiques par des schémas de pensée profondément différents : il faut limiter l’arbitraire du souverain et de l’administration, augmenter les libertés et fixer dans un document écrit, si possible précis, le mécanisme constitutionnel par lequel chacun des pouvoirs est limité par un autre et par lequel les libertés publiques sont garanties concrètement. Enfin, il faut que les lois électorales soient élaborées d’une telle manière qu’elles ouvrent le pouvoir politique aux classes moyennes et non à la seule aristocratie, que le Parlement, où la bourgeoisie veut entrer désormais, collabore réellement à l’élaboration législative, surveille et censure l’action du gouvernement. Sur le plan des libertés publiques, le « modèle » des libéraux se veut, dans le domaine du commerce et de l’industrie, la liberté, l’usage le plus absolu de la propriété, l’abolition des corporations et des corps intermédiaires. Leur droit sera pratique, éloigné de toute théorie, radical, étranger au passé, ouvert à l’avenir. Les schémas de Maistre et de Bonald sont balayés.