Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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juridiques (sciences) (suite)

Les deux codes fondamentaux, le Code civil de 1804 et, à moindre degré, le Code de commerce de 1807, sont l’œuvre de légistes (dont certains, tel Portalis, furent remarquables) qui, en général, avaient connu l’Ancien Régime. Ils firent souvent une œuvre de compromis entre le passé et les mentalités renouvelées qui naissaient devant eux : compromis qui pèsera longtemps sur notre droit privé.

• L’individualisme du droit.

Quelle était l’origine même de cet individualisme, qui allait marquer en profondeur le nouveau droit privé ? Alexis de Tocqueville l’a finement analysé, sans à proprement parler en éclairer la genèse, après la Révolution qui instaure le principe à l’état de dogme. L’individualisme, dit-il, procède de l’âge démocratique : la démocratie a brisé les chaînes des solidarités dans l’espace et dans le temps que connaissait la féodalité ; la continuité n’existe plus : « La démocratie fait oublier à chaque homme ses aïeux, elle lui cache ses descendants, le sépare de ses contemporains... »

Cet individualisme éclate au regard de l’observateur de nombreux textes du Code civil ou du Code de commerce, et aussi, plus tard, aux yeux de l’exégète du droit du travail : le contrat est la « loi des parties », l’entrepreneur* est avant tout un individu, avant que les textes sur les sociétés commerciales ne diffusent le type de la société anonyme ; l’indivision, qui organise l’existence juridique de plusieurs personnes et de leur patrimoine (v. copropriété), tend à être l’objet de mesures de dissuasion ; la propriété individuelle est magnifiée ; le droit de coalition des travailleurs, jusqu’en 1864, sévèrement réprimé ; le droit de se grouper (le syndicat ouvrier), jusqu’en 1884, totalement interdit.

• L’inégalitarisme du droit.

Individualiste, le droit privé est par ailleurs profondément inégalitaire : à l’origine au moins, deux protagonistes de la vie juridique, la femme mariée et le travailleur salarié, rendent compte de manière éclatante de ce trait caractéristique du droit napoléonien.

• La position assujettie de la femme mariée. Ce n’est pas en tant que femme*, mais plus particulièrement en tant que femme mariée, qu’elle subit un assujettissement qui, analysé en termes juridiques, paraît, jusqu’à une date récente, la placer en position d’infériorité notoire par rapport au mari.

Le code de 1804 avait manifestement mis la femme mariée en état d’assujettissement. Face aux bouleversements économiques et sociaux du xixe s., le Code se révélera totalement incapable d’assurer la protection la plus élémentaire des droits de la femme. Portalis avait dit : « Ce ne sont pas les lois, c’est la nature même qui a fait le lot de chacun de ces deux sexes. » Or, la nature semblait plier devant l’évolution de la vie familiale : la mutation de la société au xixe s. allait amener en effet la femme à travailler en dehors du domicile ; elle allait chercher dans le travail un complément à celui du mari. Cette émancipation économique de la femme allait buter sur la résistance institutionnelle du droit.

À l’époque du Code, les droits de la femme mariée se résolvent à peu de chose... L’article 1426 lui interdit d’engager les biens de la communauté, même avec l’autorisation de la justice. Elle n’a de possibilité de les engager que pour les besoins de la vie familiale : un « mandat tacite » du mari joue, dit-on, dans ce cas. Droit minimalitaire en vérité... Les règles du Code civil de l’époque ne se comprennent en réalité que dans la mesure où le mari est considéré non comme un chef, investi de pouvoirs personnels, mais plutôt comme un « mandataire légal » de la famille. Le mari est chargé d’une procuration générale établie en sa faveur par la famille.

Le caractère profondément dissymétrique du droit de la famille éclate aux yeux. Une certaine protection des droits de la femme, d’ailleurs, en atteste : des « récompenses » vont lui permettre de reconstituer éventuellement ses biens propres ; elle dispose d’une hypothèque légale primant les créanciers chirographaires du mari ; elle peut renoncer à la communauté. Mais la femme de condition modeste, non pourvue de biens propres, n’a, elle, qu’une solution possible à sa portée : demander la séparation de biens. Qu’il s’agisse des revenus du capital dilapidés par le mari de la femme riche ou des gains de travail de l’épouse laborieuse gaspillés par le chef de la famille modeste, dans les deux cas seule cette décision peut trancher une situation cruellement sans issue.

• La position du salarié dans les relations de travail. Inégalitaire, le droit l’est vis-à-vis du travailleur, le « maître » étant porté au sommet de l’autorité économique et sociale (v. entreprise). Presque tout au long du xixe s., le patron peut embaucher qui il veut, congédier à merci si telle est sa décision, fixer la durée du travail (elle atteint jusqu’à 15 heures) ; la grève est une faute lourde (pénalement réprimée jusqu’en 1864) ; elle est un fait qui, jusqu’en 1950, rompt le contrat de travail. Le patron est au pinacle du prestige et du pouvoir (v. patrons et patronat).

• Un droit de propriétaires.

• La propriété magnifiée. Édifice typique des légistes de l’Empire, le droit privé est un droit de propriétaires. La propriété est magnifiée : mais il ne s’agit pas de n’importe quelle propriété.

L’immeuble prime : le meuble est considéré comme la partie la moins noble du patrimoine et la moins digne de protection. Un indice de cette tendance nous est donné par le « majorat », auquel s’attache Napoléon pour les familles anoblies des grands dignitaires de l’Empire, majorat que reprendra la Restauration. Le « majorat », bien de famille frappé d’incessibilité — ou, tout au moins, échappant aux règles du partage —, est chargé de maintenir la pérennité et l’éclat d’une lignée. Un autre exemple se retrouve avec le régime légal de la communauté de biens (régime matrimonial de base, en l’absence d’un contrat stipulant un autre régime) régnant entre époux : ce régime implique que les seuls biens meubles (ainsi que les « acquêts ») tombent dans la communauté du mari et de la femme : ils pourront changer de « ligne ». Les immeubles resteront seuls des biens propres.