Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
J

Joyce (James) (suite)

Finnegans Wake se présente comme un rêve. Comme Ulysse est le livre d’un jour, cette œuvre est le livre d’une nuit. On a pu la taxer de surréalisme, mais c’était négliger l’essentiel et faire peu de cas de la rigueur, de la minutie et de l’obstination qui présidèrent à son élaboration. Ainsi, même les éléments de l’inconscient sont consciemment ordonnés, et rien n’est produit qui n’ait été voulu et pensé. Ici encore, Joyce a utilisé une grille. Il prend pour schéma structurel de cette œuvre la conception cyclique de l’histoire de Giambattista Vico (1668-1744), qui fait de l’histoire la seule science totale du monde. Les trois premiers livres correspondent aux trois âges de Vico : l’âge divin, l’âge héroïque et l’âge humain ; le quatrième livre, plus court, correspond à l’étape de reflux nécessaire au retour à l’âge divin. Les chapitres eux-mêmes, individuellement ou groupés, correspondent aux trois âges. Le cycle du livre entier comprend lui-même quatre cycles plus petits, et ainsi de suite ; la famille d’Humphrey Chimpden Earwicker elle-même présente une structure construite sur le modèle de Vico. Les personnages y sont des formes plutôt que des personnalités dynamiques. Monsieur Toutlemonde (Everyman) s’appelle ici Earwicker ; derrière lui sont tous les hommes dans leurs ressemblances et dans leur diversité. Il tient un café à Chapelizod avec sa femme Anna, principe de l’eau, de la nature. Ils ont des jumeaux : Shem, l’artiste, principe d’irresponsabilité, et Shaun, l’industrieux, principe de sérieux, et une fille Isabelle. Si Earwicker est tous les hommes, Anna est toutes les ménagères, toutes les épouses ; les jumeaux sont tous les couples frères ou ennemis, et Isabelle est tous les désirs de tous les cœurs, d’un bout à l’autre de l’histoire. À propos de ce langage déconcertant, Joyce précise son projet : « En écrivant sur la nuit, je ne pouvais réellement pas, je sentais que je ne pouvais pas utiliser les mots dans leurs rapports ordinaires. Ainsi employés, ils n’expriment pas comment sont les choses durant la nuit dans leurs diverses étapes : conscience, demi-conscience, puis inconscience. J’ai découvert que ce n’était pas possible avec des mots employés dans leurs relations et connexions originales. Mais quand le jour se lève, tout devient clair [...]. Je leur restitue leur langage anglais. Je ne les détruis pas pour de bon. » Nous assistons à une mise au pas des signifiés et à l’édification d’un monument de signifiants. Ainsi, en 1931, participant à la traduction française de Finnegans Wake (Anna Livia Plurabelle), il étonne ses collaborateurs en privilégiant les sons, les rythmes et le jeu verbal par rapport au sens. Le mot paraît devenu fou, mais cette magie du verbe ne procède pas d’un délire du sens ou de l’image — délire onirique pourrait-on penser, puisqu’il s’agit de la nuit —, mais d’un engrenage de haute précision des signifiants. Le texte s’impose comme seul procès de production face à la littérature vue traditionnellement comme privilégiant les sens. La problématique joycienne se pose comme une pratique toujours plus affirmée des techniques linguistiques et non pas en termes philosophiques. « Conscience, demi-conscience, puis inconscience », Joyce veut pénétrer dans le monde du rêve. Cependant, il ne cache pas son aversion pour Freud ; le grand intérêt qu’il porte au rêve prend la forme d’une curiosité insatiable plutôt que d’une démarche scientifique.

Plusieurs langues étrangères participent à ce jeu ; outre les grandes langues européennes, on y trouve également l’hébreu, l’arabe, le danois, le hollandais, le latin, l’espéranto, des langues archaïques et la langue de la rue. À côté de l’espace, le temps, dimension nécessaire de l’histoire et du langage, est annulé. Les mots, les êtres et les situations de tous les temps s’interpénètrent. La conscience de l’individu est devenue une espèce de conscience universelle, du moi comme du cosmos, dans laquelle on trouve tout et qui a son langage, un langage total, celui de Finnegans Wake. Pour Aristote, il existe à l’origine de la création des milliers de possibles, mais un seul s’actualise pour former le réel, l’histoire. Joyce, lui, construit une œuvre qui donne droit à toutes les possibilités ; il est l’anti-créateur. À la suite de Blake, il proclame que tout ce qui peut traverser l’imagination a droit à l’existence. Cette recréation n’est pas fantaisie, mais démarche existentielle qui pose l’écrivain en rival de Dieu. Il subvertit le langage et lui rend par là sa véritable identité. Il révèle encore une fois que le passé irlandais est toujours vivant en lui en annonçant, par une image curieuse, que son travail de création ressemble à la messe : comme le prêtre transforme l’hostie en corps du Christ, il métamorphose la réalité en art.

L’aspect épique et total de Finnegans Wake, voulu par son auteur, est renforcé par ses correspondances multiples avec les épopées classiques Beowulf, le Paradis perdu, l’Énéide, l’Iliade, l’Odyssée, la Divine Comédie, le Kalevala et la Chanson de Roland. Ces épopées sont intégrées à l’œuvre sur un mode parodique héroï-comique, se combinant ainsi parfaitement aux aspects non héroïques de notre époque. Ainsi, Joyce, en rassemblant une grande quantité de données historiques et légendaires, vise à produire une œuvre qui traiterait essentiellement de l’universel. Le fil narratif, tout ténu qu’il soit, au niveau littéral le plus immédiat, est constitué par l’existence de la famille du tenancier de cabaret Earwicker ; l’épopée, elle, est installée dans le fourmillement de notations émanant de tous les domaines de l’expérience, rassemblées depuis l’enfance et regroupées selon le seul principe de contingence. Épopée, Finnegans Wake veut aussi s’inscrire dans la tradition orale et présente de nombreux aspects propres au texte composé pour être dit. Des passages reproduisent les caractéristiques phoniques des anciens poèmes épiques, un commentaire est assuré par divers narrateurs, et les discours des personnages sont exploités également en ce sens. L’attitude de Joyce, ainsi définie, montre une cohérence parfaite avec les grands courants du xxe s., en particulier avec la tendance générale à réunir en synthèse des religions et des mythes étrangers les uns aux autres, cohérence qui, seule, pouvait permettre la production d’une œuvre présentée clairement non seulement comme la « somme » mais encore comme la « bible » de la civilisation du xxe s.