Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
J

Joyce (James) (suite)

Déjà présente dans Gens de Dublin, l’« épiphanie » reçoit sa définition dans Stephen le héros : « [...] une soudaine manifestation spirituelle, se traduisant par la vulgarité de la parole ou du geste ou bien par quelque phrase mémorable de la mentalité même ». L’épiphanie, au départ simple éclair de réalisme, possède une qualité spirituelle de révélation que lui confirme sa transposition dans l’écriture ; elle est fixation de l’insaisissable. Le contenu de l’épiphanie va évoluer peu à peu. Dans Dedalus, son matériau n’est plus la réalité, mais le langage, et, dans Ulysse, l’expérience de type épiphanique subsiste, mais elle se produit non plus sur fond de réel concret, mais sur fond de culture. Même si Joyce a pu trouver en partie l’origine de l’épiphanie dans Walter Pater, il innove fondamentalement en évitant le recours à l’utilisation de signes ou d’emblèmes conventionnels que supposait la pratique symboliste d’écrivains irlandais consacrés comme Yeats ou Russell. Dedalus est plein des émotions et des sensations de l’enfant, puis de l’adolescent, exprimées par le truchement de leur association aux mots. Ainsi, peu à peu, la pratique associative du langage se transforme en principe d’organisation de l’expérience, du vécu :
« Un jour pommelé de nuages marins. »
« La phrase, le jour et le décor s’accordaient harmonieusement. De simples mots pourtant. Était-ce à cause de leurs couleurs ? Il fit flamboyer et s’éteindre leurs teintes une à une : or du soleil levant, rouge et vert des pommeraies, azur des vagues, franges grises aux toisons des nuages. Non, cela ne tenait pas à leurs couleurs, mais à l’équilibre, à la cadence de la période elle-même. Aimait-il donc le rythme ascendant et retombant des mots mieux que leurs rapports de sens et de couleurs ? Ou bien était-ce que, faible des yeux et timide d’esprit, il goûtait moins de plaisir à voir les jeux de l’ardent univers sensible dans le prisme d’un langage multicolore et somptueusement expressif qu’à contempler le monde intérieur des émotions individuelles, parfaitement reflété dans les périodes d’une prose lucide et souple ? »

La littérature n’a plus pour objet de reproduire le réel ; elle se constitue en objet autonome.

Ulysse se veut être la somme de l’Occident, l’histoire de deux peuples, celui d’Irlande et le peuple juif, tous deux victimes de l’histoire, tous deux dépossédés, aliénés, tous deux gardiens d’une culture. À côté du Juif errant se précise la personnalité d’un Joyce qui se sent et se désire exilé de par son essence d’artiste.

Dans l’épisode « Charybde et Scylla », Joyce reprend et poursuit sa théorie de l’art à partir des données de Dedalus ; les problèmes qu’il pose maintenant sont ceux de la nature de l’art et des conditions de sa production. La forme de ces commentaires est une parodie portant sur Hamlet qui le situe ainsi délibérément au cœur de la littérature anglo-saxonne. La théorie porte immédiatement sur Shakespeare et en même temps sur lui-même et tout créateur d’œuvre d’art. Joyce refuse la conception de l’art comme médiateur entre la médiocrité du quotidien et l’univers des « essences spirituelles », et parallèlement celle de l’artiste comme intermédiaire, simple instrument de communication.

Dans le premier temps de l’évolution de la conscience, l’artiste est au centre de ses préoccupations, l’acte de connaissance fondamental est une connaissance de soi. Dans un second temps, l’artiste adopte une « attitude impersonnelle » vis-à-vis de son matériau et se retire de sa production. L’œuvre de l’artiste, au début de sa démarche, n’est pas une compilation à partir d’éléments biographiques, mais elle résulte de l’interprétation et de la transformation que leur fait subir son imagination ; le matériau premier de l’artiste est alors l’activité de son esprit. C’est pourquoi la théorie esthétique de Joyce — vérifiée par sa pratique — se préoccupe d’abord de reconstituer et de rendre signifiante la formation de l’artiste. C’est ainsi que Dedalus ne comporte que la succession des actions et des éléments formateurs de Stephen et pas encore le moment où Stephen-Joyce, situé hors de l’œuvre, devient capable de se représenter à lui-même sa propre évolution et de définir ses productions ultérieures. L’artiste n’est pas encore en mesure, bien qu’il l’annonce, de se « subtiliser hors de l’existence ». Dedalus est un acte de création qui a pour thème les conditions mêmes de la possibilité d’un tel acte.

Ainsi, le rejet des forces négatives de l’Irlande, la famille, l’Église et la patrie, non seulement est un refus politique ou pseudo-politique de ces valeurs en tant que telles, mais apparaît comme une condition nécessaire à la distanciation de l’artiste par rapport à son expérience. L’exil est l’accession à un mode d’être différent, caractérisé avant tout par sa stabilité, son équilibre, situé au-delà de l’acte lui-même de désengagement du milieu formateur ; il autorise seul l’attitude impersonnelle vis-à-vis de la production artistique, par laquelle l’artiste peut s’en extraire et se « curer les ongles » en la contemplant. Idéalement, l’activité de l’artiste ainsi comprise n’est concevable que dans le cadre d’une liberté totale, et c’est ce qui permet à Joyce d’affirmer que la nature de l’art, de par la démarche qui la fonde, est avant tout morale. Une telle conception pose de nouveau le paradoxe de l’art et de la vie, préoccupation centrale de tous les théoriciens du xixe s. Comment l’engagement social, indispensable à l’homme en général et à l’artiste en particulier, est-il compatible avec la nécessité d’en détacher son imagination pour créer l’œuvre d’art dotée de sa dynamique propre ?

Les trois personnages centraux d’Ulysse sont Leopold Bloom, Molly Bloom, sa femme, et Stephen Dedalus. Bloom est juif. Personnage stable dans sa médiocrité, à la fois comique et pathétique, il est le représentant d’une classe moyenne, soumis à toutes les futilités de l’existence. À l’opposé évolue Stephen, intellect et imagination, plein des problèmes de son temps, mais instable. La supériorité de Bloom sur Stephen réside dans la réalité de son être, dans la dignité de sa dimension héroïque, même s’il l’ignore, alors que ce dernier, conscient mais divisé, se perd dans l’incertitude de sa quête. Molly Bloom est d’abord la chair et la nature, et son lieu de prédilection est le lit. À eux trois, ils forment une espèce d’homme idéal, mais dans lequel la participation de Leopold Bloom reste prépondérante. Un grand nombre de personnages sont empruntés avec leurs noms à la réalité et adaptés aux besoins du récit sans souci des récriminations des modèles ; l’intention de Joyce est alors de récupérer des comportements ou des traits significatifs ou pittoresques. Parfois, plusieurs personnes réelles entrent dans la composition d’un personnage, créé ; parfois, au contraire, une personne réelle peut se scinder en plusieurs personnages, Joyce lui-même se distribuant entre Bloom et surtout Stephen.