Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
J

Joyce (James) (suite)

À l’université, il confirme son ouverture sur l’Europe, en particulier vers l’Italie, dont il maîtrise maintenant la langue. Il lit et étudie en profondeur Dante, D’Annunzio, Giordano Bruno, mais aussi Thomas Mann, Tolstoï, Dostoïevski, Flaubert, Nietzsche, tout ce qui s’écrit à cette époque. En 1902, il obtient son diplôme de Bachelor of Arts ; Dublin est alors un centre intellectuel, et la vie littéraire y est très active, entretenue (même hors de l’île) par W. B. Yeats, G. Moore, J. Synge, Standish O’Grady, George Russell et lady Gregory. Désirant s’assurer une situation qui lui permettrait de s’exprimer librement, Joyce décide d’entreprendre des études de médecine. Un poste de répétiteur lui serait nécessaire pour subvenir aux dépenses de ces nouvelles études. Il prend prétexte d’un refus de sa candidature pour proclamer qu’on se ligue contre lui afin de le faire taire et, en 1902, il choisit de poursuivre lesdites études à Paris. Il y est accueilli par Yeats. Il noue une véritable amitié littéraire avec le dramaturge John Synge. Il parvient à vendre quelques articles, mais il doit choisir de vivre misérablement pour pouvoir assister aux spectacles que lui offre alors Paris.

Cet exil timide n’est qu’un coup d’essai avant l’exil intellectuel et spirituel total qui l’éloigné définitivement de l’Irlande et de ses « aborigènes » (à part quelques rares visites, la dernière en 1912). Quand il revient en Irlande en 1903, c’est pour la mort de sa mère. C’est l’occasion d’un douloureux déchirement : il refuse de prier à son lit de mort. Une fois de plus, le drame se cristallise autour de la famille et de la religion. Joyce connaît alors à Dublin une existence assez décousue, qui rappelle celle de son père ; il se met à boire, par défi peut-être. Il prend des leçons de chant. Il emprunte de l’argent systématiquement à tous ses amis et se brouille avec un grand nombre d’entre eux pour des causes diverses. Il rencontre Nora Barnacle, belle jeune femme, simple et vive, qui brise sa solitude ; c’est avec elle qu’il décide de partir de cette Irlande qui le rejette. Il a déjà commencé à écrire Stephen le héros (première version de Dedalus) et publié plusieurs nouvelles de Gens de Dublin.

L’Irlande a produit Joyce, elle ne peut plus rien faire pour lui. En partant pour Zurich, James emporte l’Irlande dans sa chair et dans son esprit pour la recréer au sein d’un monde qui va remplacer la terre qu’il fuit. Le lecteur qui ouvre l’une quelconque de ses œuvres se trouve confronté à un fourmillement de notations biographiques renvoyant aussi bien à la vie privée de l’auteur qu’à la vie publique de l’Irlande, voire de l’univers. Elles n’y sont pas en tant que telles, mais mêlées inextricablement à la substance d’un monde de remplacement : l’objet littéraire.

De Zurich, James et Nora passent rapidement à Trieste. Là, toujours endettés, ils mènent une existence picaresque. James donne des cours d’anglais, en particulier à l’école Berlitz. Nora met au monde un fils, Giorgio. Pour faire vivre sa famille, James doit user d’expédients en tous genres ; il se vante notamment d’avoir filouté deux tailleurs. En 1915, la guerre le contraint lui et sa famille à un nouvel exil après onze années passées à Trieste. Zurich, havre pour expatriés, les accueille après qu’un engagement de neutralité a été pris auprès des autorités autrichiennes. Avec la mise en chantier d’Ulysse, c’est le commencement de la grande période de production de Joyce. Musique de chambre a déjà été publié, Gens de Dublin est terminé, et Stephen le héros a pris la forme définitive de Dedalus. Selon sa propre expression, Joyce est « au-dessus de la mêlée ».

La guerre finie, la famille Joyce repasse par Trieste avant de rejoindre Paris en 1920, où ils resteront une vingtaine d’années. Giorgio a quinze ans, et Lucia, sa sœur, treize ans ; il manque trois épisodes à Ulysse. À Paris, Joyce se confronte à toute l’Europe et à l’Amérique littéraires : Proust, Larbaud, Wyndham Lewis, Sherwood Anderson, Hemingway, Pound et Eliot, mais aucun de ces écrivains ne semble influencer son projet. En 1922, Ulysse est publié. La renommée de son auteur est produite aussi bien par ses détracteurs que par ses laudateurs ; commentaires et interprétations contradictoires y contribuent également. Ainsi voit-on Valery Larbaud assimiler Joyce à Rabelais, tout en faisant d’Ulysse une « comédie humaine ». Cependant, cette renommée ne dépasse guère le cercle des initiés, même s’il est vaste. Si Ulysse provoque l’admiration d’Eliot et d’Hemingway, pour Virginia Woolf c’est l’œuvre d’un « malappris », et Gertrude Stein n’y voit qu’une ingérence dans ses propres expériences d’écriture. Paul Claudel, André Gide et George Moore se rangent parmi ses ennemis. Cependant. Joyce a secoué la conscience littéraire du moment. La seule indifférence qui soit alors dramatique est celle de Nora, qui, à la suite d’une querelle, regagne Dublin avec les enfants. Mais Joyce a déjà commencé de rassembler les matériaux de Finnegans Wake, et c’est avec enthousiasme, s’émerveillant lui-même de ses trouvailles, qu’il va aller jusqu’« au bout de l’anglais ».

Sa vue ne cesse de s’affaiblir, entraînant de très nombreuses opérations, mais il remanie sans cesse son travail, allant jusqu’à utiliser trois lentilles pour déchiffrer alors qu’il ne dispose plus que d’un œil. La vie continue, souvent empreinte de mélancolie, partagée entre les difficultés de publication, les succès mondains sans grande réalité, l’instabilité mentale de sa fille Lucia, sa vue qui baisse de plus en plus, la boisson, mais aussi un labeur opiniâtre devant déboucher sur une « histoire universelle ». Richard Ellmann rapporte un fragment de conversation : « C’est une merveilleuse expérience que de vivre avec un livre. Depuis 1922, quand j’ai commencé Work in Progress (titre provisoire de Finnegans Wake), je n’ai pas vraiment vécu une vie normale. Cela m’a coûté une immense dépense d’énergie. [...] Depuis 1922, mon livre a été pour moi une réalité plus grande que la réalité même. »