Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
J

Joyce (James)

Écrivain irlandais (Dublin 1882 - Zurich 1941).


La littérature se sert, pour construire ses objets, d’un matériau qui est en même temps celui du langage ; le mot existe indépendamment de la chose qu’il désigne. Cette prise de conscience est l’un des éléments dynamiques essentiels de l’œuvre de James Joyce. L’exploitation de cette mise au point ne fut totale qu’au terme d’un double processus : d’une part, le désengagement de l’auteur du milieu socio-culturel irlandais et, d’autre part, le lent progrès d’un travail littéraire conscient. Ce labeur acharné a contribué à mettre fin au malentendu qui, pendant des siècles, a posé la littérature comme une représentation transparente de la réalité.


« Pourtant je pense que sur la monotonie de l’existence on peut prendre la mesure d’une vie dramatique. Le pire des lieux communs, le plus mort des vivants peuvent jouer leur rôle dans un grand drame »

James Joyce naît le 2 février 1882 à Rathgar, un faubourg du sud de Dublin, dans une famille catholique. La personnalité exubérante et instable de son père, John Joyce, tour à tour étudiant en médecine, champion d’aviron, chanteur, comédien, politique exalté, secrétaire, ouvrier et percepteur, grand buveur mais brave homme, contraste avec celle de sa mère, Mary Jane Murray, surtout préoccupée de veiller sur son logis et ses treize enfants. D’abord aisée, cette famille voit ses difficultés financières s’aggraver au cours des années. Allant de faillite en licenciement, John Joyce oblige sa famille à déménager une quinzaine de fois en quelques années, autant de degrés perdus dans l’échelle sociale. La descente vers la pauvreté est ralentie un temps par la vente des propriétés de Cork en 1894, mais le mouvement est inéluctable. Conditionnée par le taudis, ponctuée par les accès éthyliques de John Joyce, la vie de famille prend un aspect de crise continuelle. C’est sur ce fond de décadence sociale que s’effectue l’éducation de James. En 1888, ses moyens le lui permettant encore, le chef de famille envoie James, objet de son orgueil, au collège jésuite de Clongowes Wood, installé dans une vaste construction médiévale, dans le comté de Kildare. Pendant les premiers mois, l’existence de James se centre sur la rupture avec la vie familiale et ses nouveaux rapports, le plus souvent d’hostilité, avec ses camarades. Se ressaisissant, James excelle bientôt en éducation religieuse, en composition anglaise, en mathématiques, à la course à pied et au cricket.

Dès ce moment, et malgré le grand intérêt qu’il manifeste envers la religion, les boutades anticléricales de son père l’amènent à se poser des questions, qu’il nous rapporte dans Dedalus, sur l’ordre et la justice qu’incarnent ses maîtres jésuites. C’est à cette même époque, pendant son séjour à Clongowes Wood, que se produit le choc, affectif d’abord, qui sera à l’origine de son désengagement politique. Parnell, le « roi sans couronne » de l’Irlande, rassemble derrière lui tout le pays. C’est le héros de la famille Joyce. Pour James, il va devenir son héros tragique. Parnell, représentant des espoirs de l’Irlande, est mis en cause par la révélation publique de sa liaison avec la femme du capitaine O’Shea. Ce dernier demande le divorce et l’obtient. Le scandale, exploité en particulier par Gladstone et le haut clergé catholique, et plus tard par son ex-second, Timothy Healy, provoque la chute de Parnell. Agé de neuf ans, James exprime sa propre révolte dans un poème, Et tu, Healy, que John Joyce diffuse avec fierté parmi ses relations. Cette pratique politique, qu’il a vue exercée contre un homme dont l’Irlande avait fait son prophète, laissera un sentiment amer de trahison toujours présent à sa conscience. La relative indifférence du peuple lors de cet épisode est pour une grande part responsable du mépris dont il accablera plus tard les « culs-terreux » de son Irlande natale. Une scène de Dedalus nous rapporte comment, à l’occasion d’un repas de réveillon, put s’intégrer en une seule vision la triple découverte de la trahison de Parnell, de l’action temporelle de l’Église catholique et du rôle contraignant joué par la famille. Cette fin d’année 1891, déjà marquée par le réveillon mémorable, l’est aussi par la mort de Parnell et de nouvelles difficultés financières pour John Joyce, qui entraînent le retrait de James de Clongowes Wood. Après deux ans, pendant lesquels il étudie seul, James entre par faveur au collège Belvédère de Dublin, où il obtient des résultats remarquables. En même temps, la double rupture avec sa famille et avec l’enseignement religieux va se préciser et faire évoluer le jeune Joyce dans le sens d’une responsabilité de plus en plus grande face à la transgression qui s’annonce comme inévitable. Vers sa quatorzième année, parallèlement à une remise en cause informulée de sa foi religieuse, alimentée par quelques expériences sexuelles ressenties comme coupables, s’affirme sa foi en l’art. James se livre à de nombreuses lectures en dehors des textes classiques, qui sont autant de découvertes chargées d’enseignements : Erckmann-Chatrian, Thomas Hardy, Meredith et surtout Ibsen. À seize ans, alors qu’il va entrer à University College de Dublin, la rupture avec le catholicisme est consommée intérieurement, sinon publiquement.

Joyce pénètre dans le monde littéraire à l’occasion de la lecture, en 1900, devant la Société de littérature et d’histoire, d’un essai intitulé le Drame et la vie. Rétrospectivement, cet essai peut faire figure de manifeste. En dehors d’allusions au contexte politique et culturel — « le Parnasse et la Banque se partagent l’âme du boutiquier », la « vigilante police », les « oracles de la mode boulevardière », l’évocation en termes à peine voilés de la visite de la reine Victoria à Dublin —, il contient un exposé d’intention et de méthode. Il dissocie péremptoirement le drame, avec ses intrigues prétextes à disserter, qu’il soit grec ou shakespearien, de la littérature comme pratique renvoyant aux cadres immuables de la nature humaine, mais prenant appui sur une expérience individuelle qui engage le vécu et le langage de l’écrivain. Joyce livre sa bataille pour Ibsen, proclamant sa « sublime puissance d’universalité ».