Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
J

jeux (théorie des) (suite)

Oskar Morgenstern (né en 1902) a donné un exemple de choix aléatoires de situations elles-mêmes aléatoires en utilisant une aventure de Sherlock Holmes. Celui-ci fuit le professeur Moriarty et prend le train à Londres pour Douvres, via Canterbury. Mais, en montant dans le train, il s’aperçoit que Moriarty est aussi du voyage. Holmes sait que, s’il descend en même temps que Moriarty, il sera sûrement tué. Il faut donc qu’il arrive jusqu’à Douvres, seul, pour s’embarquer vers le continent : tel est, pour lui, le but à atteindre. Les différentes éventualités sont les suivantes :
a) Holmes descend à Douvres ;
b) Holmes descend à Canterbury ;
c) Moriarty descend à Canterbury ;
d) Moriarty descend à Douvres.
Les issues sont, du point de vue de Holmes :
1o succès : ac ;
2o échec : bd ;
3o échec et mat : ad ou bc.

Ces trois issues sont par ordre de préférence décroissante, la dernière étant la pire. Le système de préférence de Moriarty est l’opposé de celui de Holmes. On voit la difficulté du choix à cause du manque d’informations. La solution, pour Holmes comme pour Moriarty, est le choix au hasard, ce qui joue le rôle de tactique défensive. Bien entendu, chacun est à l’affût de la moindre erreur commise par l’adversaire pour modifier la tactique, qui devient alors offensive. Mais, en dehors de cette faute éventuelle, le hasard conduit le jeu à un col ; c’est ce qu’a établi Johann von Neumann (né en 1903).

On peut donner une forme mathématique au jeu, avant qu’il soit déclenché, en introduisant les probabilités des choix de chacun des adversaires :
Pr (a) = p ; Pr (c) = q, par exemple.

Les probabilités des diverses issues se calculent alors à l’aide des règles des probabilités composées et des probabilités totales :
Pr (ac) = p . q ; Pr (bc) = (1 – p) . q ;
Pr (ad) = p (1 – q) ;
Pr (bd) = (1 – p) (1 – q) ;
d’où
Pr (ad ou bc) = p (1 – q) + q (1 – p) = p + q – 2pq.

Mais ces probabilités ne sont pas connues. De façon précise, Holmes, par exemple, ne connaît pas q, et, s’il connaissait q, son choix ne serait plus aléatoire. Chaque joueur agit en fonction des pensées qu’il prête à son adversaire, et, à un instant donné, les calculs précédents représentent bien le problème, p et q étant les estimations momentanées des probabilités. Par exemple, si q est faible et si Holmes a pu s’en rendre compte au cours du voyage ou s’il estime simplement que q est faible, il choisira peut-être de descendre à Canterbury ; alors p est faible ; 1 – p et 1 – q sont voisins de 1, et Pr (bd) = (1 – p) (1 – q) est élevée, la probabilité de l’échec est forte. Mais, si Holmes estime qu’il a suffisamment d’informations pour penser que :

• s’il descend à Canterbury, c’est l’échec à coup sûr ;

• s’il descend à Douvres, il risque la mort avec une probabilité seulement de 10 p. 100 ;

• il choisira peut-être de laisser passer Canterbury. Pour lui, la situation « succès neuf fois sur dix et une fois la mort » est préférable à « échec à coup sûr ». C’est du moins ce que l’on peut penser du célèbre détective.

Quel est le seuil critique α pour lequel l’alternative « succès avec la probabilité α et mort avec la probabilité 1 – α » sera abandonnée pour l’échec à coup sûr ? Cela dépend de la hardiesse du célèbre détective anglais.

La théorie des jeux trouve aussi ses applications dans la vie économique comme en stratégie militaire. Mais les problèmes sont évidemment très complexes.

Les applications économiques de la théorie des jeux

Les premières applications économiques de la théorie des jeux sont l’œuvre d’Oskar Morgenstern et de J. von Neumann dans : Theory of Games and Economic Behavior (1944).

Le principe en est relativement simple. On considère avec la théorie classique que chaque agent économique cherche à maximiser ou à minimiser une fonction particulière appelée fonction économique : par exemple, le chef d’entreprise cherche à maximiser le profit de son entreprise et à minimiser ses coûts de production ; le consommateur cherche à maximiser la fonction d’utilité que lui procurent ses consommations et à minimiser le coût de sa dépense globale, etc.

À partir de cette idée, les chercheurs imaginèrent que les relations économiques se nouent parce que tel agent économique essaie de maximiser une fonction donnée, tandis qu’un autre essaie de maximiser une autre fonction compte tenu de toute une série de contraintes : le prix qui se dégage sur le marché pour un produit particulier est l’expression de cet équilibre.

L’ensemble de ces constatations ne sont pas nouvelles, ce type d’équilibre ayant été non seulement pressenti par Walras et Pareto, mais aussi formalisé. Le réel intérêt de la théorie des jeux apparaît surtout lors de l’étude des différents types de concurrence, et de la détermination des choix en avenir incertain : dans ce domaine, on peut dire que la théorie des jeux a véritablement été l’amorce de la création d’une science de la décision. Cette dernière a pour mission de résoudre toute une série de questions non limitatives, comme par exemple :
— le choix d’une décision d’investissement dans un avenir incertain et compte tenu des réponses éventuelles de la concurrence ;
— des prises de participation dans une entreprise ;
— l’extension d’une entreprise à un nouveau secteur, etc.

Pour cela, on détermine avec soin quel va être l’impact de chaque décision et on quantifie cet impact en lui affectant une probabilité de réussite. Prenons par exemple le cas d’une société qui veut se développer et qui a le choix entre trois solutions possibles :

• développer son marché actuel et pour cela faire des investissements publicitaires : le coût supposé sera de 100, le profit cumulé escompté de 150, avec une probabilité de réussite de 90 p. 100 si les concurrents n’investissent pas ; si les concurrents investissent, le profit cumulé sera de 125, avec une probabilité de réussite de 60 p. 100 ;

• prendre une participation dans une entreprise nouvelle qui a un très gros marché en pleine expansion : l’investissement sera toujours de 100, les profits cumulés escomptés de 300, la probabilité de réussite devrait être de 30 p. 100 ;