Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Japon (suite)

Le répertoire se diversifiait, l’intrigue devenait plus complexe avec l’apparition de pièces en plusieurs actes. Les textes, cependant, n’étaient pas à la mesure des techniques, car les acteurs les composaient eux-mêmes, en laissant, à la manière de la commedia dell’arte, une large part à l’improvisation. Le kabuki faillit trouver son dramaturge en Chikamatsu, qui écrivit, et principalement pour Sakata Tōjūrō, les dialogues d’une trentaine de pièces. Son association avec les Takemoto, puis la mort prématurée de Tōjūrō en 1709 l’en détournèrent définitivement et retardèrent d’un demi-siècle la maturation du théâtre d’acteurs.

Après 1750, toutefois, le kabuki, qui avait toujours gardé la préférence du public d’Edo, plus fruste que celui d’Ōsaka, et qui avait considérablement amélioré ses techniques, fit à Ōsaka même un retour triomphal, en empruntant à son rival son propre répertoire, d’abord sous une forme parodique, puis dans des adaptations rigoureuses. Sa primauté se confirmait à la fin du xviiie s., quand les auteurs en vinrent à se détourner du jōruri pour écrire directement pour le kabuki ; la boucle, enfin, fut bouclée lorsque les poupées, pour survivre, se mirent à leur tour à reprendre les succès du kabuki.

Deux auteurs, Tsuruya Namboku et Kawatake Mokuami, portèrent ce dernier à son apogée au xixe s. et en firent ce qu’il est resté, à savoir la troisième forme classique de l’art dramatique japonais, après le et le jōruri. Namboku (1755-1829) était encore dans la ligne du xviiie s., et ses drames fantastiques, qui, au kabuki, rappellent fâcheusement notre Grand-Guignol, en plus efficace, sont parfois plus convaincants dans leurs adaptations pour les marionnettes.

Mokuami (1816-1893), dans une œuvre qui compte, chorégraphies comprises, près d’un millier de pièces, sut utiliser au mieux l’extraordinaire perfection à laquelle les metteurs en scène, les machinistes, les décorateurs et les acteurs avaient porté le kabuki. Il sut tirer parti de l’ampleur de la scène et de l’invention du plateau tournant, qui permettait les changements à vue, de la richesse des décors et des costumes, de l’alternance du chant et de la parole, des ressources d’un orchestre qui comportait parfois des dizaines de musiciens, d’une chorégraphie savante, moins dépouillée, mais infiniment plus variée que celle du . Jouant successivement ou simultanément sur tous ces tableaux, il fit du kabuki ce qu’il est encore, un spectacle complet, qui contient tout ce que nous connaissons sous les noms de théâtre parlé, de drame lyrique, de ballet, allant du drame ou de la comédie au récital de musique et jusqu’aux « variétés ».

Une rapide énumération des genres auxquels s’essaya Mokuami avec un talent et un succès toujours égal à lui-même suffira à s’en convaincre : drame historique, drame bourgeois, dans lesquels apparaîtra après 1868 la nouvelle bourgeoisie « évoluée », avec son snobisme « occidentalisant » ; drame populaire, dont les héros sont des mauvais garçons des bas quartiers, truculents et malicieux, qui lui valurent le surnom de « poète des voleurs » ; adaptations chorégraphiques de ou de kyōgen ; ballets sur des thèmes littéraires ou folkloriques. Bref, Mokuami complétait pour le kabuki la triade des grands dramaturges japonais, après Zeami et Chikamatsu.


Le théâtre contemporain

Malgré son immense popularité, et peut-être à cause d’elle, malgré la faculté d’adaptation d’un Mokuami qui, à dire vrai, avait saisi, avec son ironie mordante, surtout les travers du nouveau Japon, le kabuki devait subir les attaques des hommes de la « Rénovation » de Meiji, qui s’en prenaient, sans trop de discernement, à tout ce qui rappelait une culture qu’ils condamnaient sans appel : arts, lettres ou théâtre, et jusqu’à la manière de se vêtir, de se coiffer, de manger. Solidement implanté dans son époque, il résista cependant mieux que le jōruri exsangue qui se perpétuait à grand-peine dans sa ville natale. Mieux aussi que le , à qui seuls ses liens étroits avec la classe féodale avaient permis de survivre jusque-là : il fallut, pour le sauver, toute la résolution et le courage de deux acteurs d’une lignée secondaire, les frères Umewaka, qui, bravant les excommunications fulminées par les chefs d’école, eurent l’audace de fonder à Tōkyō un théâtre de ouvert au public payant, scandale sans précédent. Il faut, du reste, dire à la décharge des autres que, devant le succès de la formule, ils la reprirent à leur compte sans fausse honte, mais les Umewaka ne réintégrèrent l’école Kanze qu’en 1953, au terme de laborieuses négociations.

Pour faire pièce au kabuki, des écrivains politiques dont le zèle et le désir d’imiter l’Europe n’avaient d’égale que leur ignorance des impératifs de l’art dramatique firent jouer par des amateurs des pièces didactiques qui n’attiraient guère qu’un public convaincu d’avance, jusqu’au jour où des professionnels, transfuges du kabuki, apporteront à ce genre nouveau leurs connaissances techniques : ce sera le shimpa, le « Nouveau Cours », par opposition au kabuki, qui devenait le kyūha, ou « Ancien Cours ». En fait, ce dernier restait le modèle avec ses décors somptueux, ses intrigues compliquées, sa déclamation emphatique ; les rôles de femmes étaient encore, la plupart du temps, tenus par des hommes ; les textes étaient le plus souvent des découpages, toujours à la manière du kabuki, des romans politiques de l’époque.

Vers 1900, cependant, les idées occidentales furent acceptées, voire assimilées. Le shimpa, suivant l’évolution de la nouvelle littérature, s’élargit en tirant des effets mélodramatiques des chefs-d’œuvre de l’école « romantique » : le Démon de l’or (Konjiki-yasha) d’Ozaki Kōyō (1867-1903) ou le Coucou (Hototogisu) de Tokutomi Roka (1868-1927). Les romanciers à la mode se mirent à écrire pour lui ; cette belle époque du shimpa, cependant, durera peu : bientôt, le shingeki (« théâtre nouveau »), de style occidental, attirera les meilleurs auteurs, de sorte que, dès 1920, il n’en restera qu’un spectacle figé dans des techniques désuètes. Vers 1930, il connaîtra un regain de succès avec des comédies légères, des sortes d’opérettes de style kabuki.