Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Japon (suite)

Ce pouvoir de fait sera contesté certes par d’autres féodaux pendant quatre siècles, jusqu’à l’avènement des Tokugawa (en 1616), mais, pour la première fois, le pays est soumis à une autorité centrale effective, substituée en fait sinon en droit au pouvoir plus théorique que réel du palais de Heian. La grande guerre du xiie s., qui s’est déroulée à travers toutes les provinces, de l’extrême nord à l’extrême ouest, a d’autre part, en brassant des populations qui jusque-là s’ignoraient, créé le sentiment d’une certaine communauté nationale. Les chefs de guerre n’ont, du reste, d’autre ambition que de se faire admettre dans les rangs de l’aristocratie de cour, à laquelle ils cherchent à s’assimiler ; que Sanetomo, troisième shōgun des Minamoto (de 1204 à 1219), puisse être tenu pour le plus grand poète de waka de son temps prend dans ces conditions une signification exemplaire.

Mais la conséquence la plus décisive des guerres civiles sera l’ouverture à la culture, qui, jusque-là, était l’apanage de la cour de Heian, de nouvelles couches sociales, de plus en plus étendues, par le truchement d’une nouvelle forme de littérature orale, le récit épique. Car, au Japon comme ailleurs, l’épopée naît des guerres formatrices de la conscience nationale ; ici, toutefois, elle apparaît comme l’instrument de diffusion d’une civilisation déjà évoluée et non point comme la première manifestation d’une culture en voie de formation. Ce qui tendrait à prouver que, dans la genèse du genre épique, les conditions politiques et sociologiques jouent un rôle prépondérant.

Le cas de l’épopée japonaise est d’autant plus intéressant que ses origines, loin de se perdre dans la nuit des temps, ont pu être précisées de façon certaine. Les sources en sont, en effet, littéraires et découlent de deux genres bien connus : les monogatari, d’une part, et la littérature anecdotique, de l’autre. Pour bien comprendre le processus, il nous faut remonter un peu en arrière et examiner certains documents de la fin de Heian.

Depuis les chroniques du viiie s., les Japonais avaient toujours montré un goût prononcé pour l’histoire. Les chroniques officielles en chinois se suivaient règne après règne, mais, sous l’influence du Genji-monogatari, qui peut, dans une certaine mesure, être considéré comme un roman historique, l’idée se fit jour que l’histoire vraie pouvait fournir la matière de « dits » dont les personnages seraient authentiques. Tel fut l’Eiga-monogatari (le Dit de magnificence), qui raconte deux siècles d’histoire, de 888 à 1092, mais dont vingt-huit livres sur quarante sont consacrés au seul Fujiwara no Michinaga, le « Magnifique », l’illustre ministre de l’an 1000, dont la figure idéalisée devient ainsi une vivante réplique du Genji.

Tout autre est le dessein des kagami (« miroirs ») de l’histoire, dont le Grand Miroir (Ō-kagami) est le modèle. Composé vers l’an 1100, cet ouvrage traite de la même matière que l’Eiga-monogatari, mais sous la forme d’un dialogue entre deux personnages fictifs, dont les récits se complètent et se compensent, amorçant ainsi une véritable critique de l’histoire.

La tradition des recueils d’anecdotes est plus ancienne, car ses sources sont chinoises. Les premières compilations japonaises de ce genre sont, du reste, bouddhiques et en langue chinoise : citons entre autres le Nihon-ryōi-ki (Chronique des événements étranges et surnaturels survenus au Japon, 822?), source de récits édifiants de miracles, compilés par un moine, et le Sambō-ekotoba (Légendes illustrées des trois trésors, 984).

Le chef-d’œuvre du genre sera, à la fin du xie s., le Konjaku-monogatari (Contes de jadis et naguère), véritable encyclopédie anecdotique de l’Inde, de la Chine et du Japon. Si les thèmes religieux en occupent encore les deux tiers (vingt livres sur trente et un), le dernier tiers est consacré à des biographies profanes, des récits d’aventures, contes fantastiques ou simplement instructifs. À côté des moines et des courtisans y paraissent guerriers et gens du peuple, que les « dits » courtois ignoraient. L’Uji-shūi-monogatari (Supplément aux contes d’Uji, v. 1200) se donne pour un complément du précédent. D’autres recueils suivront, d’un caractère plus didactique : le Kojidan (Propos sur des faits anciens, 1215) de Minamoto no Akikane (1160-1215) et surtout le Kokon-chomon-jū (Recueil de choses entendues de jadis et naguère, 1254) de Tachibana no Narisue, inventaire systématique d’une culture et d’un mode de vie en voie de disparition par l’un des derniers lettrés à la mode de Heian.

Les événements lourds de conséquences de la fin du xiie s. ne feront que stimuler ce goût de l’histoire et des anecdotes. Trois monogatari du xiie s. les relatent de façon suivie : le Hōgen-monogatari (pour les années 1156-1184), le Heiji-monogatari (pour les années 1158-1199) et enfin le Heike-monogatari (la Geste des Heike [ou Taira]), qui rapporte l’ascension et la chute de l’orgueilleuse maison.

Or, c’est précisément là que se situe la naissance de l’épopée. Hōgen et Heiji sont des récits littéraires faits pour être lus. Mais, de l’un et de l’autre, il existe une seconde version, délayée, oratoire, mêlée de digressions anecdotiques qui, parfois, font appel au merveilleux, bref d’un ton déjà épique et qui apparaît comme un remaniement destiné à la déclamation. Du Heike, par contre, les seules versions connues (en douze livres contre trois pour chacun des deux autres récits) sont de style épique, mais des recherches récentes ont montré qu’elles dérivent, elles aussi, d’une première version écrite, beaucoup plus dense et plus objective, en trois livres. À l’inverse, on a pu montrer qu’une autre relation plus tardive des mêmes événements, en quarante-huit livres, connue sous le titre de Gempei-seisui-ki (Chronique de la grandeur et de la décadence des Minamoto et des Taira), n’est qu’une amplification du Heike lui-même. Il paraît donc désormais établi que l’épopée japonaise ne s’est pas constituée en tant que telle, mais résulte de la transformation, par élargissements successifs et par un procédé que l’on pourrait appeler rhapsodique, de textes écrits par et pour des lettrés en une littérature orale destinée à un public plus large et nettement plus populaire.