Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Japon (suite)

À peine achevée cette première relation, une commission présidée par le même Ō-no Yasumaro entreprendra une chronique des mêmes événements, mais en chinois cette fois, chronique infiniment plus détaillée dans sa partie historique, deux livres seulement sur trente étant consacrés aux origines mythiques. Ce sera la Chronique du Japon (Nihon-shoki ou Nihongi), terminée en 720, dont l’un des buts est très certainement de faire admettre aux Chinois que l’« Empereur de l’Est » pouvait traiter d’égal à égal avec celui de l’Ouest.

Le génie politique du prince Toneri apparaît de même dans un décret de 713 qui ordonnait aux gouverneurs des provinces de procéder à un inventaire complet du domaine impérial et de ses ressources, que devaient préciser diverses indications toponymiques et la relation « des vieilles traditions conservées par les Anciens ». Mais l’emprise politique du pouvoir central n’était sans doute pas encore à la mesure des ambitions du prince, car, malgré de nombreux rappels qui se succédèrent jusqu’en 925, certaines provinces semblent avoir opposé une sourde résistance à cette entreprise qui masquait à peine les visées administratives et fiscales du gouvernement. Cinq seulement de ces Fudoki (Notes sur les coutumes et les terres) nous sont parvenus à peu près en entier. Des fragments de trente-six autres sont apportés dans des documents postérieurs. Certains gouverneurs semblent, du reste, avoir fait preuve de plus d’érudition que de zèle, en se contentant de démarquer en chinois des modèles continentaux.

À ces documents officiels, il faut ajouter deux séries de textes recueillis dans des écrits postérieurs, mais qui représentent un état archaïque de la langue, antérieur pour certains au Kojiki. Ce sont les vingt-sept norito, textes rituels liés aux cérémonies du shintō, que rapporte le Cérémonial de l’ère Engi (Engi-shiki, 927) et les soixante-deux semmyō, rescrits impériaux, dont le Shoku-Nihongi (Suite au Nihon-shoki, début du ixe s.) donne la version japonaise.

Aucun des textes que nous venons de citer ne peut, toutefois, être tenu pour proprement littéraire. Il en va tout autrement de la dernière des grandes compilations du siècle de Nara, l’anthologie poétique du Manyō-shū (v. 759), fruit d’une initiative privée. Les lettrés de la Cour, dès cette époque, pratiquaient le kanshi « poème [en langue] Han », mais parallèlement, prospérait le « chant du Yamato », mode d’expression poétique qui ne devait rien à la Chine et qui proscrivait jusqu’à l’usage des vocables d’emprunt. Les quelque quatre mille cinq cents poèmes du Manyō-shū se répartissent entre trois formes seulement, reposant toutes trois sur une métrique très simple, faite de l’alternance ou de la succession d’éléments de cinq et sept syllabes. Les vingt livres du recueil contiennent en effet plus de quatre mille tanka (« poèmes courts »), composés de deux versets de formule 5-7-5 et 7-7, deux cent soixante chōka (« poèmes longs »), faits d’une succession en nombre indéterminé de groupes 5-7, terminée par un verset 5-7-7, et soixante-deux sedōka de deux couplets 5-7-7. Chōka et sedōka disparaîtront totalement dès le xe s., et, pour près d’un millénaire, le tanka sera le waka (« poème japonais ») par excellence.


Les genres littéraires de Heian

Si le Manyō-shū nous livre, à travers la production poétique des viie et viiie s., l’essence de la sensibilité poétique du Yamato, s’il nous révèle les noms et le talent de très grands poètes comme Kakinomoto no Hitomaro ou Ōtomo no Yakamochi (qui passe pour en avoir été le compilateur), il jette en outre une lumière singulière sur le processus de formation des premiers genres littéraires spécifiquement nationaux, dont l’épanouissement se situe aux xe et xie s.

Les poèmes de l’anthologie sont en effet introduits par des préambules rédigés en chinois, qui précisent les conditions de leur composition. Le plus souvent, ces préambules tiennent en quelques mots, mais parfois il s’agit de textes soigneusement élaborés : relations de voyage, descriptions de paysage, scènes de fête, contes ou légendes, dont le poème n’est plus qu’une simple illustration.

Il suffisait de rédiger les préambules eux-mêmes en japonais pour obtenir les uta-nikki (« journaux poétiques ») ou les uta-monogatari (« récits poétiques »), dont le recueil des Contes d’Ise (Ise-monogatari) nous livre les prototypes. Suite de cent vingt-cinq anecdotes d’origine diverse, rapportées par la suite au poète Ariwara no Narihira (824-880), ces « contes » sont, tout comme les préambules du Manyō-shū, de longueur inégale : d’une ou deux lignes à plusieurs pages. Si, dans les uns, le poème reste l’essentiel, d’autres, au contraire, se présentent comme des fragments de journaux de voyage ou comme des esquisses de constructions romanesques en prose, dont les waka cristallisent une sensation ou une impression.

Ces tendances se développeront très rapidement dans la société courtoise de la nouvelle capitale, la « Capitale pacifique », Heian-kyō (auj. Kyōto), fondée dans les dernières années du viiie s. Une élite aristocratique hypercultivée au milieu d’un pays encore fruste constitue autour du Palais un monde clos, dont l’étiquette et la poésie seront les préoccupations dominantes. Si les hommes continuent à se complaire dans les exercices de style à la chinoise, quelques femmes y construisent, aux alentours de l’an 1000, une littérature de journaux intimes (nikki) et de « dits » (monogatari) romanesques qui ont fait de cette période l’âge d’or des lettres japonaises.

Le « père des monogatari », le Dit du coupeur de bambous (Taketori-monogatari) [fin du ixe s. ?] reste anonyme, mais il en est tout autrement du premier des nikki, œuvre d’un haut fonctionnaire poète, Ki no Tsurayuki (v. 859-945), homme de lettres au meilleur sens du terme. Présidant en 905 une commission impériale chargée de donner une suite au Manyō-shū, il avait placé en tête de cette nouvelle anthologie, le Kokin-waka-shū (Recueil de poèmes de jadis et naguère), modèle des vingt recueils impériaux qui le suivront au cours des siècles, une préface qui est le plus ancien « art poétique » du waka ; c’est à lui aussi que l’on doit une autre innovation, à savoir la rédaction des préambules des poèmes en prose japonaise. Plus tard, nommé gouverneur de Tosa, dans l’île de Shikoku, il relatait en japonais encore son voyage de retour dans son Journal de Tosa (Tosa-nikki, 935), qu’il attribuait à une femme de sa suite, afin d’atténuer l’audace de son entreprise. La supercherie ne trompait personne, mais l’idée était lancée qu’une femme pouvait écrire sans être taxée de pédanterie, à la condition qu’elle le fît en japonais.