Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
J

James (Henry) (suite)

« Il suffit de rendre assez intense la vision générale que le lecteur a du mal... Faites-le penser le mal, faites qu’il y pense pour son propre compte et vous voilà débarrassé des vaines spécifications... »

On pourrait reprocher à H. James, lui-même membre à part entière de la gentry, de ne peindre presque sans exception que des personnages riches dans le cadre de la haute société... Il ne faut pas s’y tromper. Richesse et brillant ne lui dissimulent pas les « horreurs de la saison mondaine ». L’univers doré constitue en quelque sorte son terrain de chasse littéraire (Notebooks [Carnets]). Parfaitement lucide, il se tient aux aguets. Il ne nourrit aucune illusion quant aux chances de survie d’une telle société. Sous le jeu complexe des relations civilisées, on découvre les sombres abysses humains explorés avec autant de passion et un art retrouvé par miss Compton-Burnett : amour sans sincérité de Morris pour Catherine (Washington Square, 1881) ; sordides calculs de Mme Merle (The Portrait of a Lady), poussant Osmond, son ancien amant, à épouser Isabel pour tout ce qu’elle en pourra « tirer » ; égoïsme exaspéré chez Mrs. Gereth, qui n’hésiterait pas à détruire le bonheur de Fleda et d’Owan (The Spoils of Poynton [les Dépouilles de Poynton], 1897) plutôt que de voir toucher à ses biens ; avidité de richesse toujours quand Kate Croy inspire à son fiancé, Merton Densher, la sinistre comédie des sentiments pour capter la fortune de Milly Theale mourante (The Wings of the Dove). L’argent fait un véritable gâchis de l’amitié (A Round of Visits, 1910). Le vernis des plus huppés ne tient pas sous la corruption (The Outcry [le Tollé], 1911), et, jusque dans les extrêmes racines de l’œuvre (The Ivory Tower, roman inachevé, 1917), il affirme la souveraineté du Mal. Le mal se glisse dans l’âme du fils et le pousse à tenter de tuer son beau-père (Master Eustace, 1871). Il fait des êtres humains de véritables mantes religieuses, que ce soit dans De Grey : A Romance (1868) ou dans The Sacred Fount (1901). Le mal rend trouble l’affection de Roger Lawrence pour l’orpheline qu’il élève (Watch and Ward, 1871), comme il confère une lueur étrange au regard que porte miss Olive Chancellor sur sa belle amie Verena (The Bostonians). Il s’appelle adultère dans A London Life (1888), obsession, perversité sexuelle dans The Turn of the Screw (le Tour d’écrou, 1898). Parfois, il prend une forme si subtile que Marcher, le héros de The Beast in the Jungle (la Bête dans la jungle, 1903), obnubilé par le rêve vague d’un destin démesuré, se révèle aveugle à la vie et au bonheur et qu’il en meurt. Le mal rôde autour des êtres sans défense. De l’assassinat pur et simple (My Friend Bingham, 1867 ; The Other House, 1896) au meurtre par omission volontaire du fils par la mère (The Author of « Beltraffio », 1885), les adultes trouvent cent façons de saccager les jardins de l’enfance. La fille devient un jouet entre les mains maternelles avides (The Awkward Age [l’Âge difficile], 1899). Les parents divorcés offrent aux yeux de leur fillette (What Maisie knew [Ce que savait Maisie], 1897) un spectacle dont « seule l’innocence de la jeunesse pouvait détourner le danger ». On trouve d’inquiétants personnages autour des enfants : précepteurs étranges (The Pupil [l’Élève], 1891) ; gouvernantes trop aimantes (The Turn of the Screw), intrigantes (What Maisie knew) ; et les domestiques de The Turn of the Screw, âmes damnées, même morts, continuent de l’au-delà à exercer leurs ravages en même temps qu’ils introduisent le lecteur dans le surnaturel.


« Seul le mortel silence du long regard, si proche, que nous fixions l’un sur l’autre donnait à toute cette horreur, si énorme qu’elle fût, son unique touche de surnaturel... »

L’attrait du surnaturel, pour H. James, ne présente qu’un rapport éloigné avec la religion, même quand G. Greene affirme : « Si jamais homme eut l’imagination assombrie par l’idée de l’enfer, c’est bien James. » Le Christ, Dieu ou le mysticisme n’entrent pas dans son éthique. Seul, peut-être, subsiste inconsciemment le vieux fonds de puritanisme de la Nouvelle-Angleterre, si fort chez Hawthorne et qui justifie la haute morale des plus nobles de ses personnages. Son surnaturel relève avant tout de son goût pour l’analyse du comportement humain sous sa forme la plus complexe et la plus mystérieuse. Tout tourne autour du psychique d’un individu précis et revient à lui. On retrouve ici, caractéristique du siècle, le narcissisme psychologique cher à Poe (William Wilson, 1839) et qui obsède O. Wilde (Portrait of Dorian Gray, 1891). Chez H. James, Bridon de The Jolly Corner (le Coin charmant, 1909) et l’historien américain Ralph de The Sense of the Past (le Sens du passé, 1917), autre roman inachevé, en offrent l’exemple le plus significatif. Revenu en Amérique, le premier se voit dans un fantôme, image de lui-même, s’il était resté à New York pour amasser de l’argent. L’autre découvre son propre visage d’une existence passée quand lui fait face le personnage de dos sur un portrait dans la maison familiale à Londres. Le fait étrange puise toujours son origine au fond de l’âme : remords (Sir Edmund Orme, 1891), tourment, angoisse (Nona Vincent ; Owen Wingrave, 1892). Parfois aussi, il naît de l’imagination exaspérée par la solitude, comme en témoigne le cas de la jeune gouvernante de The Turn of the Screw, l’un des chefs-d’œuvre de H. James, à coup sûr le plus commenté. Multiples et contradictoires, explications psychanalytiques, freudiennes accompagnent de non moins nombreuses questions. La gouvernante : ange, monstre ? Les enfants, Miles, Flora : anges, monstres ? H. James laisse au lecteur — qu’il éclaire cependant ici dans ses Notebooks et la préface à la nouvelle — le soin de découvrir « le motif du tapis ». Souvent tissé de rêves, l’auteur y retrouve ses propres hantises. Songes où passent des femmes mortes qui tuent leur remplaçante sacrilège (A Romance of Certain Old Clothes, 1868). Ombre féminine poursuivie par l’amour d’un homme (The Way it came, 1896). Vision de l’écrivain défunt qui s’oppose aux travaux de son biographe (The Real Right Thing, 1899), rappelant l’opposition venue d’on ne sait où quand Peter Baron tente de publier la correspondance du défunt (Sir Roderick Ferrand, 1892). Enfin, l’exploration du mystère de l’au-delà peut prendre un aspect morbide, étouffant, une sorte d’esthétisme du culte des morts (The Altar of the Dead [l’Autel des morts], 1895) que ne rafraîchissent ni l’élan religieux ni le mysticisme. Chose curieuse, cet observateur passionné du « grand théâtre obscur » répugne à tout ce qui de près ou de loin se rapproche du viol de la vie privée (A Small Boy and Others, 1913 ; Notes of a Son and a Brother, 1914 ; The Middle Years, autobiographie inachevée, 1917), en particulier celle de l’artiste, vivant (The Death of the Lion, 1894) ou mort (The Aspern Papers [les Papiers de Jeffrey Aspern], 1888). Pour lui, et The Birthplace (la Maison natale, 1903) illustre ce que disait Ashton dans The Real Right Thing (1899) : « L’artiste était ce qu’il faisait, il n’était rien de plus. »