Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
I

islām (suite)

L’enthousiasme pour l’hellénisme est grand chez tous les intellectuels. Aristote est qualifié de « premier maître » (al-mu‘allim al-awwal) ; les Grecs sont censés avoir tout dit sur le plan scientifique. Les auteurs musulmans coordonnent cette somme de savoir, rédigent d’immenses manuels et une masse énorme de courts traités avec un effort remarquable de rationalisme exigeant pour discuter les points douteux ou tirer des conclusions nouvelles. On ne peut cependant les réduire, comme on l’a fait souvent, à un rôle de compilateurs serviles ou de praticiens amateurs de simples recettes. Ils assimilent profondément les règles de la rigueur scientifique. S’ils hésitent à contredire les Anciens, ils le font néanmoins souvent, toujours avec de bonnes raisons. Par exemple, en médecine, la pratique intense dans les hôpitaux pousse à réviser parfois les idées reçues quand ce n’est pas l’autorité d’Aristote opposée à celle de Galien. L’expérimentation apparaît çà et là. On innove sur beaucoup de points, en algèbre, en astronomie, en médecine notamment. On remet en question parfois Galien sur la circulation du sang ou Ptolémée sur l’immobilité de la Terre. La mécanique, l’optique, les arts de l’ingénieur font de grands progrès.

La vie intellectuelle est intense. Les bibliothèques sont nombreuses et riches, les copistes de manuscrits sont une corporation florissante, des millions d’œuvres sont écrites, dont beaucoup dorment encore, inédites, dans les bibliothèques et dont beaucoup aussi ont été perdues. Les cercles d’études et de discussions prolifèrent. L’enseignement est bien organisé.

Cet enthousiasme intellectuel pousse certains grands esprits à aborder de nouveau lès grands problèmes de l’univers, de l’homme dans le monde, de la connaissance, du salut. La philosophie (falsafa) fleurit. Les philosophes s’attachent à leurs maîtres grecs, s’efforçant le plus souvent de concilier leurs idées avec les dogmes de l’islām, parfois sacrifiant les seconds aux premières, comme cela se passait dans le monde chrétien et juif. Les méthodes de la réflexion philosophique pénètrent l’étude de la religion elle-même, et il se crée une théologie spéculative (kalām), qui suscite d’abord les résistances de l’orthodoxie, mais dont une partie importante sera intégrée par elle.

L’approfondissement des valeurs religieuses, la méditation sur le divin et sur le sort de l’homme créent d’autre part un très fort courant mystique non sans influences des idées et des pratiques extatiques de l’Inde. Sur ce plan aussi, des œuvres d’une qualité existentielle et poétique poignante seront créées, et de grands hommes vivront une vie de sainteté exemplaire. Certains outrepasseront et défieront l’orthodoxie. D’autres seront récupérés par elle. Les conditions sociales et la politique du pouvoir favoriseront, surtout à partir du xiie s., le développement de confréries, dont les membres souvent poursuivent dans le monde la recherche de la sainteté et du salut, tandis que des institutions de type conventuel accueilleront les autres.

La conscience globale du monde s’exprime dans les belles-lettres et dans les arts. Sur la littérature, l’influence de la poésie arabe d’avant l’islām sera considérable. Mais les thèmes bédouins seront renouvelés, non sans résistance, sous l’influence de la vie citadine et courtoise. Les Persans introduiront l’épopée historique et mystique. Les formes poétiques plus inertes subiront quand même une évolution. La prose littéraire créera des genres nouveaux.

Les arts exprimeront au mieux les nouvelles sensibilités. La fusion des traditions antérieures aboutit à un style nouveau. Les arts plastiques seront poussés à une certaine abstraction par l’interdiction des images peintes ou sculptées qui n’est pas coranique, mais qu’a imposée et sacralisée une tradition remontant au vieux monde de langue sémitique. Les images abondent néanmoins et pas seulement, comme on l’a dit, dans le monde chī‘ite. Mais elles sont tenues à l’écart des mosquées. L’architecture, toujours sur la base des traditions des pays islamisés avant l’islām, a créé des types nouveaux d’édifices, sobres ou ornés, grandioses ou modestes, mais manifestant toujours une originalité impressionnante.

À sa période de splendeur et d’expansion, l’influence de la civilisation musulmane sur les zones voisines a été considérable. L’Occident chrétien du bas Moyen Âge s’est mis à l’école des musulmans sur bien des points, a utilisé pendant des siècles leurs compendiums scientifiques et a même suivi leurs modes. À partir du xie s., progressivement, le déclin économique, dont les causes sont multiples et non entièrement élucidées, la prépondérance des castes d’esclaves militaires sur la bourgeoisie commerciale, le raidissement idéologique dans la voie d’une orthodoxie stricte contre les attaques externes (croisades) et les forces contestatrices internes (mouvement ismaélien notamment) entraînent une certaine sclérose qui facilitera le passage de l’hégémonie à l’Europe occidentale. Cette hégémonie accentuera à son tour le déclin malgré des époques encore brillantes et même victorieuses comme dans les trois grands empires musulmans des temps modernes, l’Empire ottoman du xve s. au xviiie s., l’Iran séfévide et l’Empire moghol de l’Inde aux xvie et xviie s. Dans l’ensemble, pourtant, la pensée religieuse se fige, à l’exception de l’essor mystique iranien, la communauté perd de son dynamisme, la culture se tourne plus vers la méditation et la nostalgie du passé que vers des efforts novateurs. La philosophie de tradition hellénistique, compromise par l’utilisation théorique qu’en avait fait le mouvement ismaélien, est persécutée. Les sciences occultes, la magie, dont l’emprise sur les masses n’avait jamais cessé, se réintroduisent avec de plus en plus de force dans la culture de l’élite.


La situation actuelle

Il y a aujourd’hui, très approximativement, 520 millions de musulmans. Il existe entre eux un sentiment d’appartenance à un même ensemble humain vers lequel le monde extérieur dirige le même regard. Cela crée une solidarité, au moins dans certains cas, malgré des divergences, des luttes, la participation de chaque groupe, de chaque État, de chaque individu à d’autres ensembles.