Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
I

islām (suite)

L’islām médiéval consistait ainsi en une constellation d’États qui reconnaissaient leur appartenance à des communautés se donnant pour la « vraie » communauté musulmane, chacune dirigée par un imām donné. L’allégeance envers celui-ci se manifestait suivant les cas par l’obéissance à son pouvoir temporel, à ses directives ou simplement en lui reconnaissant une autorité suprême en ce qui regardait les règles de vie de la communauté. Souvent elle se réduisait à la mention de son nom dans la khuṭba, le prône de la prière commune du vendredi. Certains califes et lignées de califes furent de purs figurants conférant quelque légitimité au souverain qui les hébergeait. L’ensemble peut être défini comme formant un bloc idéologico-politique, ainsi que le monde communiste d’aujourd’hui, professant une même foi qui conditionne des éléments (au moins) de culture commune, n’ignorant pas d’ardentes divisions, des luttes implacables, mais, vu de l’extérieur, présentant une sorte d’unité, susceptible de devenir réelle devant une menace commune. L’usage commun du calendrier musulman, dont l’an 1 est celui de l’émigration (hidjra, « hégire ») de Mahomet à Médine en 622 de l’ère chrétienne, celui de l’écriture arabe sont, par exemple, des signes extérieurs visibles de cette unité. Le symbole du croissant est apparu très tard.

Si, en pratique, une zone séculière existe, conçue même comme distincte (d’où la vieille expression dīn wa-dawla, « la religion et l’État »), les règles qui s’y appliquent ne peuvent se légitimer par aucun corps de doctrine autonome doté d’une autorité comparable à celle de la loi religieuse. Les nombreuses activités propres de l’État, du secteur politique, peuvent toujours être dénoncées (et le sont en fait) comme des violations, en leur essence même, de la seule foi valide, la loi religieuse. On s’en tire, poussés par la nécessité pratique, par des subterfuges (hiyal) juridiques et par l’hypocrisie.

On ne peut faire ici l’histoire des États musulmans. Disons seulement que leur expansion a été réalisée à la fois par la conquête et par le prosélytisme. Les conquêtes ont créé des États dont les plus puissants ont englobé des éléments monothéistes, voués au statut de « protégés » (ahl al-dhimma, les « gens de la protection », ou ahl al-kitāb, les « scriptuaires », détenteurs d’une Ecriture révélée). Le prosélytisme intérieur, dans les frontières de l’État défini par la conquête, s’est fait surtout par l’action lente des avantages de toutes sortes (fiscaux notamment) que comportait l’adhésion à l’idéologie de l’État.

Le prosélytisme extérieur, au sein d’États et de communautés non musulmanes, s’est fait souvent par la propagande de colonies de commerçants musulmans. L’Afrique noire a été touchée à partir du xe s., l’Indonésie à partir du xiie s.

La prédominance arabe du début s’est rapidement effacée au sein d’abord de l’Empire ‘abbāsside (750-1258), cosmopolite et idéologique. L’élément ethnique turc domine au Proche-Orient dans les structures politiques à partir du xie s. L’élément iranien, d’un poids culturel très fort dans l’Empire ‘abbāsside, affirmera son autonomie surtout à partir du xvie s. dans le cadre de l’État persan, qui adoptera alors la forme chī‘ite de l’islām comme idéologie d’État. La structure dominante du xvie au xxe s. sera l’Empire ottoman, d’idéologie sunnite. C’est un État cosmopolite, très tolérant envers les minorités ethniques et religieuses malgré la brutalité fréquente de ses méthodes de soumission. Il est dominé par une dynastie turque qui revendique l’autorité califale. Effrité par le nationalisme des chrétiens balkaniques, appuyés par l’Europe, il sera abattu par la Première Guerre mondiale, et l’État nationaliste turc qui lui succédera en Anatolie abolira le califat en 1924.


La civilisation musulmane

Dans les frontières du califat omeyyade et ‘abbāsside, le brassage des traditions culturelles, des hommes, des idées et des marchandises a amené la formation d’une nouvelle civilisation, qu’on peut appeler la civilisation musulmane. Toutes les ethnies existant dans ce vaste domaine ont apporté à celle-ci leur contribution. Mais cette civilisation s’organisait autour de l’idéologie d’État, l’islām, et avait pour langue dominante l’arabe apporté par l’ethnie qui avait fondé la nouvelle religion et le nouvel Empire.

Sur le plan des techniques, elle est l’héritière des civilisations anciennes du Proche-Orient, déjà assimilées, transformées et plus ou moins fondues dans le cadre de la civilisation hellénistique. Mais des éléments s’y ajoutent, venus des cultures avec lesquelles le nouvel Empire est en contact direct, notamment l’Inde et la Chine. Des techniques de diffusion limitée sont généralisées et transmises à de nouvelles régions. L’expansion du commerce a permis des spécialisations locales qui ont entraîné le progrès de certaines techniques (tissage, travail de l’acier, etc.). L’interdiction religieuse du vin par l’islām a entraîné une régression de la culture de la vigne, mais les chrétiens et les juifs ont continué la viniculture et la vinification. Ils n’ont pas manqué de clients chez les musulmans laxistes.

Du point de vue économique, c’est surtout la constitution d’un immense « marché commun » et, au départ, l’appel à la consommation par la formation de très grosses fortunes qui sont à l’origine d’un ensemble de spécialisations locales, d’une poussée considérable de l’urbanisation et de l’activité urbaine, de la généralisation d’une large économie monétaire d’échanges fondée sur la circulation de l’or, d’un développement de la production agricole et artisanale ainsi que de la consommation. Un réseau routier important se constitue ou se ranime avec un trafic intense caravanier et maritime. Tout cet essor économique à la base du caractère brillant de la civilisation musulmane médiévale, de son prestige et de son influence considérables n’a nullement sa racine dans le dogme musulman, mais n’a pas été non plus entravé par lui. La seule prescription qui pouvait y faire obstacle, l’interdiction coranique d’une pratique Usuraire énigmatique dénommée ribā, que la tradition a identifiée au prêt à intérêt, a été dès le début tournée par des subterfuges juridiques que les jurisconsultes eux-mêmes recommandaient. Certes, tout regain d’intégrisme poussait à son application plus stricte, mais les minoritaires chrétiens, juifs et hindouistes pouvaient servir aisément d’intermédiaires et de prête-noms pour les opérations en question.