Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
I

islām (suite)

Dès les premières années de l’islām, des schismes sont apparus. Essentiellement, ce sont les chefs, les imāms, qui ont été contestés dans leur personne, leurs pratiques, leur mode de désignation. Les défauts des États, la non-application constante des principes de la loi divine ont été constamment expliqués par l’illégitimité de l’imām. D’où la constitution de partis politico-religieux contestataires et une suite constante de révolutions, souvent vaincues, parfois victorieuses et dès lors objet à leur tour de contestations.

Chaque parti (on dit habituellement « secte ») se constitua une théorie plus ou moins totale pour appuyer ses revendications. Il prit position sur les problèmes de théologie, de droit religieux, d’histoire même que soulevaient les savants et les idéologues. Il est relativement rare que les tendances de ceux-ci ne se soient pas cristallisées en mouvements idéologiques, en partis posant le problème du pouvoir.

On ne peut donner ici un tableau de ces multiples « sectes » qui se fragmentèrent à l’infini par un processus de scissions continuelles. Les grandes divisions portent sur la légitimité de l’imām et se rattachent aux luttes des premières années de l’islām. Les khāridjites (« séparatistes ») exigeaient un imām impeccable et ne reconnaissaient aucune limitation d’origine ethnique dans le choix de ce chef suprême de la communauté. Ils ont créé de petits États ici et là et sont restés minoritaires, voués à une observation puritaine de la loi. Les chī‘ites ont soutenu la seule légitimité du quatrième calife ‘Alī, gendre et cousin du Prophète, et de sa lignée, dotés par eux de charismes mystiques. Ils ont aussi créé des États et notamment dominent l’Iran depuis le xvie s. Des scissionistes extrémistes chī‘ites ont créé au xe s. un puissant mouvement révolutionnaire centralisé, l’ismaélisme, qui a ébranlé tout l’islām. La victoire est revenue à la tendance dite « sunnite », celle des hommes de la tradition (sunna) et de la communauté, qui reconnaît la légitimité de tous les premiers califes et admet la soumission nécessaire à un imām, même pécheur. C’est le groupe majoritaire qui a restauré l’ordre moral après l’ébranlement ismaélien, grâce à l’appui des militaires turcs, et qui a défendu une orthodoxie conformiste et moraliste, souvent sous une forme sclérosée, dans un climat de resserrement économique et de conservatisme social dû à l’évolution économique du monde musulman, de plus en plus désastreuse à partir du bas Moyen Âge. Le sunnisme est divisé en « écoles » (madhāhib), partagées sur les problèmes rituels et légaux. Ces écoles (vite fixées au nombre de quatre) sont reconnues également valables par l’orthodoxie sunnite moyenne.


Les États et l’histoire

L’Église chrétienne est une communauté de fidèles, née au sein d’un État puissant et qui s’est toujours distinguée de l’État, même quand elle dominait celui-ci. Elle se borne en principe à organiser la vie religieuse des chrétiens en laissant à l’État le soin de régler leurs relations sociales et politiques. L’État chrétien avait, en revanche, à faciliter, à faire respecter l’action de l’Église. Mais l’appareil politique se distingue de l’appareil idéologique et se réfère explicitement à un corps de doctrine séculier, le droit romain ou les droits germaniques ou leurs dérivés.

Les choses sont très différentes en islām. La communauté des fidèles a, comme on l’a vu, vocation à se former en État. Il n’existe pas d’Église avec hiérarchie et pouvoirs propres distincte de la communauté. Les deux appareils se confondent en principe.

La communauté s’organisa en un État dont le chef (imām, khalīfa) devait faire appliquer la loi d’origine divine, qui réglait à la fois les relations des hommes entre eux et avec le divin, en même temps qu’il devait défendre et, s’il se peut, étendre le domaine terrestre où s’appliquait cette loi. Ce qu’on reprocha aux Omeyyades, c’est d’avoir négligé l’effort d’application de la loi pour s’être préoccupés surtout d’assurer leur pouvoir dynastique. La révolution ‘abbāsside (750) eut pour objet d’établir un État conforme à l’idéal islamique, c’est-à-dire axé sur l’observance stricte de la loi, qui est censée résoudre tous les problèmes, établir à la fois une société harmonieuse sur terre et des liens satisfaisants avec Dieu.

Les dissidents, mécontents, critiquant le choix de l’imām et ses bases théoriques, cherchaient à établir un autre État avec un autre imām et une autre doctrine. Ils y parvenaient parfois. Sinon ils formaient une communauté contestataire, fidèle à une doctrine donnée, ayant son propre chef, soumise de mauvais gré à l’autorité de l’État établi. Mais vers le début du viiie s. commencèrent à surgir des séparatistes purement politiques qui reconnaissaient l’imām-calife comme chef théorique de la communauté, mais entendaient assumer le pouvoir suprême dans une région donnée, étendre et sauvegarder leur domination, contrôler les hommes et les biens dans cette région. La loi religieuse continuait naturellement à s’appliquer dans leurs États. Il y eut donc une certaine séparation pratique du temporel et du spirituel, encore que le clivage ne fût pas aux mêmes endroits qu’en Europe. Pour les chī‘ites qui dénonçaient l’illégitimité du calife en place et accordaient leur fidélité à un imām sans pouvoir ou même inaccessible, la séparation des domaines consistait en ce que, dans la vie pratique, ils se soumettaient aux lois de la communauté dominante. La dynastie chī‘ite des Buwayhides (932-1055) saisit même le pouvoir temporel à Bagdad en 945, mais trouva plus expédient de conserver ses prérogatives théoriques au calife sunnite, de le « protéger », plutôt que de porter au pouvoir suprême un imām chī‘ite auquel il lui aurait fallu obéir.

Le mouvement révolutionnaire ismaélien créa autour de 900 un califat dissident (dont le centre fut la Tunisie, puis l’Égypte) appuyé sur une autre interprétation de la doctrine musulmane et dirigé par d’autres imāms que ceux de la communauté sunnite. L’imām ismaélien dirigeait tout le mouvement au-dedans et au-dehors de l’État qu’il contrôlait (le califat fātimide de 973 à 1171), et de même, dans cet État, on trouvait de nombreux partisans du sunnisme représenté par le calife de Bagdad.