Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
I

Ionesco (Eugène) (suite)

Le plus tranquillement du monde, la cantatrice (Ionesco lui-même, puisqu’il n’y a pas trace de cantatrice, ni chauve ni chevelue, dans la pièce) détruisait par le rire à la fois la logique de l’action, la psychologie des personnages et les vertus signifiantes du langage : une anti-pièce, qui renouvelait d’une certaine façon la conception même du théâtre, et dont bien peu sur le moment mesurèrent la virulence et l’importance. Par l’asphyxie croissante du langage se trouvait dénoncée directement l’une des pires formes de sclérose : le conformisme petit-bourgeois. Très vite, par la suite, des thèmes apparaissent ; des personnages, des obsessions se précisent qui iront s’affirmant, sans que l’auteur perde pour autant ce sens très vif de l’absurdité (tragique en fin de compte) des relations humaines, cet anticonformisme corrosif.

C’est presque toujours, dans ces premières pièces, autour du couple mari et femme que le drame burlesque noue et dénoue ses jeux. Un très vieux couple, dans les Chaises, vit depuis toujours à l’écart dans une île, mais tous deux attendent l’arrivée d’une foule de visiteurs distingués conviés à entendre le message suprême du Vieux, fruit d’une très longue expérience. Les invités entrent, parfaitement invisibles, tandis que les deux Vieux accumulent à toute vitesse des chaises pour les recevoir. Devant un fol empilement de chaises vides, après que les deux Vieux, certains d’être entendus, se sont jetés dans la mer, l’Orateur chargé de transmettre le message ouvre la bouche. Aucun son n’en sort : l’Orateur est sourd et muet.

Les Chaises sont sans doute l’une des meilleures pièces de Ionesco, celle où il a su le mieux, dans l’humour, dire l’irréalité angoissante, le « vide métaphysique » du monde. C’est à l’occasion des Chaises qu’il a défini lui-même les deux états de conscience contradictoires qui tour à tour prédominent en lui : l’un, c’est le sentiment de pesanteur, d’opacité, de lourdeur étouffante du monde ; l’autre, celui de son évanescence, de son angoissante légèreté, qui parfois peut se muer en un pur émerveillement d’être, une miraculeuse échappée vers le haut. C’est du conflit entre ces deux appels que naît presque toujours la structure de ses pièces. Mais rien ne demeure abstrait avec Ionesco, qui réclame « un théâtre où l’invisible devient visible, où l’idée se fait image concrète, réalité, où le problème prend chair ». C’est pourquoi pesanteur et légèreté nous seront données à voir et pour ainsi dire à toucher du doigt. La prolifération des objets (thème constant chez Ionesco) est l’une des plus évidentes manifestations de cette lourdeur paralysante du monde : tout comme s’accumulaient les mots-cadavres de la Cantatrice chauve, ainsi se multiplient les chaises des Chaises, les tasses à thé de Victimes du devoir, les champignons d’Amédée, les meubles du Nouveau Locataire, qui encerclent et paralysent totalement son malheureux protagoniste. C’est en fait le thème même de la mort, et cela est bien évident dès Amédée ou Comment s’en débarrasser ?, où un encombrant cadavre qui s’accroît sans cesse finira par chasser de leur appartement l’éternel couple ionescien, mari et femme soudés l’un à l’autre par la peur de vivre, les aigres rancœurs, les échecs. Que ce mort terrifiant et burlesque soit la forme visible du cadavre de l’amour ou la présence même de la Mort, contre cette menace Amédée ne trouve qu’une réponse : la fuite onirique dans la légèreté, vers les « océans de lumière palpable » que la Lune nocturne lui a révélés.

L’année 1957 marque un tournant dans l’œuvre de Ionesco : quittant les chambres où il étouffe dans l’inextricable réseau des hargnes conjugales, le héros ionescien sort de chez lui et affronte la société des hommes. Ainsi naît le personnage de Bérenger, naïf, peureux, vulnérable, mais incapable, fût-ce dans le désespoir, de se plier à l’ordre habituel du monde où il vit, et par là même mettant en lumière le scandale de certaines idées établies. Il apparaît pour la première fois dans Tueur sans gages (1959) au sein d’une cité radieuse qui l’émerveille tout d’abord. Or, le mal y est installé : un tueur rôde, dont tout le monde accepte avec résignation l’invisible présence et les méfaits. Bérenger, seul, n’accepte pas. Avec un entêtement comique, il prétend à lui seul le démasquer et va se trouver, à la fin de la pièce, face à face avec le Tueur : incarnation absurde, tragique et ricanante de la Mort. C’est avec Rhinocéros (créé à Düsseldorf en 1959, au théâtre de France en 1960) que Bérenger connaîtra sa plus large audience. Renonçant presque totalement à ces distorsions de langage, à ces contrepèteries explosives qui marquèrent ses débuts, le théâtre de Ionesco va se charger désormais d’un certain nombre d’intentions philosophiques et morales. Le propos de Rhinocéros est de décrire le processus de nazification d’un pays (l’auteur en avait vécu l’expérience avant la guerre en Roumanie), et plus généralement l’emprise de n’importe quel totalitarisme, qu’il soit de droite ou de gauche. À la façon de quelque peste, la « rhinocérite » atteint peu à peu tous les habitants d’une ville. Face au troupeau de ses contemporains devenus de féroces et joyeux rhinocéros, Bérenger affirme désespérément sa fidélité à l’humain, si tenté qu’il soit, d’ailleurs, par lâcheté, par peur de la solitude, de se transformer lui-même en rhinocéros.

Une difficile période suit pour Ionesco le prodigieux succès de Rhinocéros. La victoire du petit homme solitaire, le chaplinesque Bérenger, portant sur ses frêles épaules le poids de l’humanité, victoire applaudie par des milliers de spectateurs dans le monde entier, crée à son auteur une sorte de responsabilité dont il ressent le poids jusqu’à l’angoisse. Peut-être est-ce pour cette raison qu’il décide d’aborder de front, et par le comique, le thème le plus profond de son théâtre, donnant alors une forme définitive à une pièce sur le vieillissement et la mort qu’il méditait depuis longtemps, et c’est Le roi se meurt (1962). Deux heures durant, Bérenger, premier et dernier roi d’un fragile royaume à son image, vivra tout simplement les étapes de son agonie. D’un bout à l’autre de la pièce, l’équilibre est admirable entre le bouffon, le dérisoire, le tragique.