Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
I

industrialisation (suite)

L’augmentation de l’échelle des productions est inséparable d’un élargissement des marchés. Adam Smith le notait déjà lorsqu’il soulignait que la division du travail est limitée par l’étendue du marché. Tant que les transports coûtent trop cher, les zones de marché desservies par un atelier sont étroites et insuffisantes pour que les équipements efficaces puissent être utilisés dans de bonnes conditions de rentabilité.

Lorsque le marché s’élargit, les problèmes d’approvisionnement et de commercialisation deviennent plus complexes. Dans une société où l’artisanat prédomine, chaque travailleur veille à acheter les matières premières et les outils qu’il emploie : il a recours à quelques intermédiaires, mais leur nombre est réduit au minimum. Dans le domaine des ventes, les choses sont souvent encore plus simples : on reçoit directement le client, on lui répond. Pas de comptabilité, pas de reçu, de « paperasserie » ; l’écoulement se fait directement. Il prend une partie du temps du producteur, qui est interrompu dans son travail par la venue des clients, ou bien encore va périodiquement sur les foires où la clientèle se rassemble. Pour que la production puisse se développer à l’échelle industrielle, il est nécessaire de changer de type d’organisation. On passe de l’atelier à une structure bureaucratique ; c’est elle qui caractérisait, dès avant la révolution industrielle, les manufactures. Lorsqu’il s’agissait de produire des articles de grande qualité, pour un marché difficile et souvent lointain, la présence d’un service de relations extérieures constituait un avantage, comme aussi la présence d’une direction centralisée capable de garantir la bonne réalisation du bien proposé. Pour la plupart des productions, de tels avantages étaient négligeables. Ils deviennent essentiels avec la machine. Il faut un service bien géré pour assurer l’achat des matières premières et des demi-produits. Il faut une autorité qui coordonne le travail des différentes machines lorsque plusieurs opérations doivent se succéder au cours de la transformation. Il faut enfin un service de vente au courant des goûts et des préférences d’une clientèle lointaine et qui doit réaliser la distribution et les approvisionnements sans rupture de charge. La société industrielle est une société où les organisations, au sens sociologique moderne du terme, jouent un rôle qu’elles n’avaient jamais eu. Elles étaient restées confinées à certains domaines, celui de l’administration, de l’armée, et, dans le monde catholique, de la vie religieuse. Les voici qui envahissent des secteurs où la prédominance des unités de décision familiales n’avait jamais été contestée jusqu’alors.

L’industrialisation est donc accompagnée d’une mutation en profondeur du système d’organisation sociale. Toutes les sociétés ne sont pas également aptes à franchir le pas. Là où les institutions laissent peu de liberté à la cellule familiale de base ou à l’individu, le passage du système traditionnel de production au système industriel offre des difficultés. Il y a toute une pesanteur qui s’oppose à l’innovation et à son utilisation par de nouvelles productions. L’entrepreneur dynamique ne peut exister partout : il est rare là où la structure d’ensemble est très rigide.


Industrialisation et structure sociale

On a cru longtemps qu’il y avait une corrélation nécessaire entre l’industrialisation et le type de structure qui a caractérisé la société occidentale depuis la fin du xviiie s. Les institutions traditionnelles s’y voient dépouillées d’une partie de leur compétence ; les groupes suprafamiliaux, la communauté locale ou le groupe professionnel perdent leur autorité. La famille est réduite à une unité de consommation et ne garde comme charge sociale que la première éducation de l’enfant. Tous les autres aspects de la vie relèvent d’organisations : celles qui administrent ou éduquent et celles qui produisent, distribuent ou distraient.

On a de nos jours une vue moins absolue des choses. Le besoin d’entrepreneurs dynamiques est peut-être moins pressant que jadis. Il existe bon nombre de combinaisons productives qui ont fait leurs preuves. On parle volontiers de l’accélération du progrès, des mutations qui finissent par bouleverser les secteurs qui s’assoupissaient. La dose d’énergie, d’imagination et de clairvoyance qu’il faut pour lancer un nouveau produit est cependant bien moindre qu’elle ne l’était il y a un siècle. L’ensemble des membres de la communauté est prêt à accueillir favorablement la novation, certaines démarches sont familières à tous : on sait comment on doit structurer une organisation, comment on peut s’approvisionner ou écouler les produits obtenus. Sans entrepreneurs dynamiques, la société industrielle peut désormais se maintenir. Elle est conservatrice à bien des égards, mais capable de réaliser des progrès et de poursuivre l’augmentation de la productivité. Les pays du monde socialiste ont montré que certains des traits de la vie sociale que l’on croyait indispensables à l’industrialisation ne le sont pas. Il faut des organisations, mais on peut se passer jusqu’à un certain point d’entrepreneurs dynamiques. Ils ne font défaut qu’à partir du moment où la production s’est déjà beaucoup diversifiée. Après un démarrage saisissant, on voit toutes les démocraties populaires connaître les mêmes difficultés que celles qu’a rencontrées l’U. R. S. S., et les pays qui avaient antérieurement atteint le niveau de la société industrielle avancée, comme la Tchécoslovaquie, ont du mal à s’y maintenir.

Certains pays non européens ou européanisés montrent aussi comment les organisations peuvent se développer et s’épanouir grâce à des greffes curieuses de systèmes sociaux radicalement différents de celui que nous connaissons, et que nous considérons comme normal. Au Japon, les grandes entreprises sont des modèles de dynamisme et d’efficacité, mais on n’y retrouve pas l’équivalent de l’entrepreneur dynamique : la direction est généralement collégiale, avec de jeunes cadres et des anciens qui les épaulent et les contrôlent aussi. Les rapports entre employeurs et employés ne sont pas très différents de ceux qui caractérisent normalement le monde féodal. Ailleurs, le système social qui se greffe sur les organisations est celui de la famille étendue. Cela ne devrait pas étonner : le premier capitalisme européen est celui de groupes familiaux dont les membres se secondent et réussissent à tisser des systèmes de relations à longue distance dans un monde où la confiance ne peut être naturelle. L’historien Yves Renouard (1908-1965) a livré le tableau de quelques-unes des dynasties les plus remarquables de la Renaissance. Dans beaucoup de pays, les affaires sont aujourd’hui aux mains de minorités ethniques qui doivent à des solidarités de ce genre la puissance des organisations qu’elles créent : que l’on songe aux Libanais, aux Israélites, aux Arméniens ou aux Chinois (dans le monde de l’Asie du Sud-Est).