Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
I

Inde (suite)

Cette conquête militaire, pour importante qu’elle fût, n’était qu’un des maillons de la mainmise britannique. L’implantation administrative, culturelle et économique eut un tel impact que, dans un dernier sursaut, l’Inde traditionnelle tenta une réaction que les historiens appelèrent The Indian Mutiny et qu’en France on connaît sous le nom de révolte des cipayes, ou mutinerie de 1857.


La révolte des cipayes

À la veille de l’insurrection coexistaient en Inde deux types d’États : les territoires de la Compagnie que les Britanniques administraient directement sans aucune restriction ; les « Native States », ou États princiers, qui, en droit, conservaient leur indépendance. En fait, dans tous ces territoires, les résidents britanniques de la Compagnie, sous couvert d’aider les princes, semblent avoir joué un grand rôle. Pour limitée que fût l’indépendance de ces États, c’était encore trop aux yeux de lord Dalhousie, qui appliqua à leur égard le principe de paramountcy, en vertu duquel, en cas de troubles, qu’ils soient ou non spontanés, la Compagnie se réservait le droit d’intervenir dans ces États pour y rétablir et maintenir l’ordre. La théorie du lapse, elle, transférait à la Compagnie les possessions d’un souverain mort sans héritier direct.

Il va sans dire que cette politique suscita un profond mécontentement chez les princes. On comprend dès lors mieux la participation de certains d’entre eux à une révolte qui surprit tout le monde par son ampleur.

• Les faits.
— Janvier-février 1857 : les premiers troubles éclatent dans des garnisons stationnées à Barrackpur et à Berhampur, au Bengale.
— Durement et maladroitement réprimés, ils reprennent en mai 1857 à Mirat (Meerut), où trois régiments de soldats indiens, les cipayes, se mutinent, libérant leurs camarades emprisonnés et massacrant leurs officiers britanniques. De là, le mouvement s’étend à Delhi, où les mutins, pour donner une caution légale à leur mouvement, proclament empereur le descendant des Moghols, Bahādur chāh II.
— Fin mai-début juin : la révolte fait tache d’huile, s’étendant au Rājasthān, à l’Inde centrale, à la plaine du Gange et au Bihār. La prise de Kānpur par Nānā Sāhib le 27 juin en est le point culminant.
— Septembre : la mutinerie entre dans sa phase descendante. La prise de Delhi par le général John Nicholson (1822-1857), l’arrestation de Bahādur chāh II et le meurtre de ses descendants en sont autant de signes. La chute de Gwālior et de Jhānsi, hauts lieux de la mutinerie, en marquent la fin.

• Pourquoi un tel phénomène ?
Les causes en sont extrêmement diverses selon les régions et les couches sociales considérées.

Chez les soldats, elles furent surtout religieuses : prosélytisme quelque peu envahissant des missionnaires chrétiens, habilement exploité par les brahmanes ; projet d’envoyer des soldats hindous outre-mer, ce qui était contraire aux lois de Manu ; etc. Ce n’est pas un hasard si le prétexte immédiat fut l’incident des cartouches du nouveau fusil Enfield. Pour se servir de celles-ci, il fallait les déchirer avec les dents. Le bruit ayant couru qu’elles étaient enduites de graisse animale (vache ou porc), les soldats, tant hindous que musulmans, refusèrent de les utiliser.

Chez les princes qui constituèrent les cadres de la rébellion, les motifs furent essentiellement politiques. L’abus des principes du lapse et du paramountcy avait fait son œuvre. La mise au chômage de nombreux fonctionnaires indiens, victimes de l’anglicisation des provinces, ajouta encore au mécontentement.

Trop souvent négligés, les aspects économiques et sociaux doivent être mis en valeur. Ils concernèrent presque toutes les classes sociales : grands propriétaires laïcs ou religieux, victimes de confiscations de terres (pour le seul Deccan, la commission dite « de l’inām », nommée par lord Dalhousie, prononça quelque 20 000 confiscations de 1851 à 1857) ; paysans, victimes des transformations de l’agriculture imposées par les Britanniques ; artisans, ruinés par la concurrence des produits industriels anglais et par la décadence politique et économique des cours princières (déclin surtout net dans les grandes villes manufacturières de l’intérieur du pays).

Une erreur tactique entre aussi en ligne de compte : engagés dans un conflit en Crimée et dans des expéditions en Perse et en Chine, les Britanniques n’avaient que 40 000 soldats anglais à opposer à plus de 200 000 cipayes.

• Les raisons du succès britannique.
L’étonnant reste, finalement, que les Britanniques aient pu résister à une telle conjonction de mécontentements. Plusieurs explications peuvent être avancées.

Pour reprendre l’expression de Chattopādhyāya, spécialiste indien de la mutinerie, « les mutins manquèrent d’un Lénine ou d’un Washington ». Mais les conditions objectives pour faire de cette explosion une guerre d’indépendance nationale étaient-elles réunies ? On peut en douter. Outre la diversité des motifs de mécontentement déjà signalée, l’assise sociale du mouvement varia beaucoup selon les régions : populaire au Choṭā Nāgpur et dans l’Aoudh (Avadha), ce mouvement fut au Bengale et en Orissa le fait des seuls militaires. Mal coordonnés, les leaders réels ou théoriques (Nānā Sāhib, Bahādur chāh II, la rānī de Jhānsi) n’établirent jamais un front commun face aux Anglais. Une grande partie des princes indiens ne se révolta pas ; entre autres, le mahārāja Sindia de Gwālior et le niẓām d’Hyderābād. Sur le simple plan militaire, 80 000 cipayes sur 200 000 participèrent effectivement au mouvement. Enfin, les talents militaires des chefs ne furent pas évidents, à l’exception d’une femme, la rānī Lakśmī Bāi de Jhānsi.

De leur côté, les Britanniques ne manquèrent pas d’atouts : maîtrise des mers, télégraphe, bons chefs militaires (Nicholson, sir Henry Havelock [1795-1857], sir James Outram [1803-1863], James George Smith Neile [1810-1857]). Ils bénéficièrent aussi du soutien inconditionnel des meilleures troupes indiennes : les Sikhs et les Gurkhās.